samedi 15 juin 2013

On ne meurt qu'une fois - Patrick Pelloux - ***

Quatrième de couverture:
Le médecin urgentiste fait une description clinique de la fin de la vie et des causes de la mort de 30 personnalités historiques ou culturelles : le jeune roi Charles IX atteint par le bacille de Koch, La Fontaine mort de la tuberculose, l'amiral Nelson mort d'une blessure par balle, etc.









Extrait:
Botul, une vie romanesque pour l'éternité

Lairière, 15 août 1947. Dans la chaleur de l'été, le petit village résonne très vite de la nouvelle : Botul est mort. Depuis six jours, il était recherché dans les montagnes des Corbières. L'inventeur du botulisme, théorie reprise par les plus brillants philosophes du siècle, salué par de nombreux critiques et dont les thèses sont si souvent débattues. Il rêvait de mourir dans son lit, comme Kant, mais son destin sera différent.
Ayant souffert de tuberculose dans l'enfance, sa santé n'a jamais été bonne. Il en garde une défiance envers les docteurs, comme Voltaire, une moquerie comme Molière, les gardant à distance, comme aurait dit Churchill. Botul s'intéresse à la médecine par nécessité, juste après avoir vu ses amis du 3e régiment d'infanterie se faire balayer comme l'herbe, au vent mauvais, lors d'une charge sous la mitraille allemande en 1916. Seul au milieu des morts en train de se vider de leur sang telles des outres de sauce tomate, il a dévalé dans une tranchée avec le sang de ses potes qui coulait comme un petit ruisseau sur son uniforme en laine. Puis il s'est mis à baver et à vomir lorsqu'il a reçu le nuage de gaz moutarde. Le nez dans la boue, l'odeur de brûlé, les cris des soldats déchiquetés et la peur se sont à jamais gravés dans sa mémoire.
Souffrant d'une névrose post-traumatique, il est placé dans un hôpital de l'arrière. Geneviève Truchot, jeune et belle infirmière, s'occupe de lui redonner le moral, et le jeune Jean-Baptiste tombe amoureux. Elle lui donne beaucoup d'amour et la syphilis, comme il le décrit avec un style digne de Shakespeare dans une lettre peu connue où il parle de sa souffrance d'une infection urinaire. Rarement un auteur a décrit comme lui les brûlures mictionnelles, avec les détails des écoulements qui lui rappelaient les pâtisseries de son enfance ! Entre les deux guerres, il fait beaucoup de voyages au cours desquels il attrape à peu près toutes les maladies exotiques et tropicales, ce qui n'arrange pas ses problèmes respiratoires. Sa santé et son moral sont bons jusqu'à la mort de sa Geneviève, renversée par un cheval en plein Paris, le soir de Noël 1920. Elle est conduite au poste de garde de l'Hôtel-Dieu, où une infirmière pose un tampon d'ouate avec de l'alcool iodé en attendant le chirurgien, mais l'artère saigne en geyser et Botul, terrorisé, ne peut détacher les yeux de ce spectacle terrible, se souvenant du champ de bataille. Il reste assis par terre pendant que sa femme agonise. Elle expire sous son regard alors qu'un chirurgien tente de l'amputer à hauteur de la cuisse. Il décrit cette similitude entre la mort de son amoureuse et la guerre dans un livre « jamais achevé et introuvable », selon le philosophe Frédéric Pagès.
Sa désespérance est grande et non traitée. Il se met à boire, puis il lit les écrits de Freud et se rattache aux discours philosophiques, mais cela n'apaise en rien ses cauchemars et ses crises d'angoisse aiguës qui lui font voir des cadavres partout. Il évite tous les quartiers de Paris où se trouve un cimetière. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il signe plusieurs écrits pour soutenir la création de la Sécurité sociale et les textes de loi la définissant.
Il décide de revenir sur ses terres natales des Corbières. L'été 1947 est particulièrement beau et doux. Il lutte contre sa mélancolie en se promenant dans les chemins et forêts domaniales de Castillon ou de Ternes. Le 9 août, il part en fin de matinée pour une grande marche avec son sac contenant deux bouteilles de vin et un gros saucisson. Mais l'alerte n'est donnée aux gendarmes que le 11 août ; tout le monde dans le pays connaît le goût de Botul pour les longues randonnées. Une battue est organisée n'importe comment et avec peu de moyens. Chemins, coteaux et fossés sont fouillés, mais de manière désordonnée. Le brigadier de gendarmerie, un ivrogne notoire plus connu pour ses chutes de cheval que pour ses exploits d'enquêteur, ne demande des renforts que le 13 août. Les journaux nationaux relatent la disparition de Botul mais aucune inquiétude ne submerge la population locale.
Pendant ce temps, le philosophe agonise dans des souffrances atroces. Il a voulu escalader un petit rocher en haut d'un vallon afin de « trouver la paix pour méditer sur le sens du temps », ainsi qu'on le retrouvera noté dans son petit carnet. Il a fait une chute. La jambe droite, brisée au niveau du genou, fait un angle droit avec la cuisse, et a une plaie béante. Il a entraîné dans sa chute des pierres de cette roche si solide, enfonçant une partie de son thorax droit. Il a dû perdre connaissance en raison du traumatisme crânien. Mais Botul a son carnet, alors il se met à écrire son agonie avec son lyrisme bien connu. En reprenant connaissance, il « baigne dans une flaque de [son] sang » et sa « soif est épouvantable », à cause de l'hémorragie. La nuit, il entend des bestioles rôder et il les décrit comme des « fantômes de mes peurs enfouies », ou il se croit dans les tranchées de la Grande Guerre avec « ces soldats morts dans la bataille qui viennent me chercher ». Seule la rosée du matin lui permet de se sentir mieux. Il voit deux sangliers s'approcher, des rongeurs aussi, des insectes lui grimper dessus mais impossible de crier ou d'appeler en raison de l'enfoncement de ses côtes fracturées à gauche, « qui dessine une sorte de S sur ma poitrine ». Sauf au moment où il hurle en repérant un lièvre qui le dévisage d'un air de lapin. Les animaux semblent se marrer lorsqu'ils voient un homme dans une posture ridicule dans la nature ! Il a peur, mais ne perd pas espoir.
Au quatrième jour, il réussit à redresser sa jambe droite dans un cri avant de s'évanouir. Quand il se réveille, il pense à Kant dans son essai des maladies de la tête, « ce qu'on fait contre la grâce de la nature, on le fait toujours très mal », et estime que « ces propos sont sans réalisme, notamment lors d'une fracture en pleine nature ». Il se hisse pour s'asseoir le long de la paroi et, avec le verre de sa montre, fait des reflets.
Un pâtre voit au loin les éclairs. Il faut plus de douze heures pour le localiser. Mais en arrivant telle une lourde mêlée au sommet de la colline, les chevaux des gendarmes, les hommes, les chiens et les charrues provoquent un éboulement qui enterre immédiatement Botul. Tous se taisent. Enterré, mais où ? Il faut une journée de travail pour déblayer un morceau de son corps. Dans sa main serrée, son carnet relatant sa fin. Ses derniers mots sont : « Manquerait plus que tout se casse la gueu... » L'éboulement a sectionné son corps, et, malgré les recherches, les membres inférieurs et le bassin de Botul sont restés dans la montagne. Une autopsie a été réalisée, montrant que le philosophe avait un foie d'alcoolique, un gros cœur, toutes les côtes du côté gauche fracturées, une rate explosée, un cerveau sans aucune lésion.
Afin de ne pas le ridiculiser, on l'enterre dans un cercueil correspondant à sa taille d'origine. L'enquête est rapidement close afin de ne pas entraîner d'émoi dans le pays. Une pétition est lancée pour faire entrer Botul au Panthéon, mais les parlementaires ne sont pas d'accord entre eux, les philosophes se demandent s'il est né Botul et d'autres s'il est bien mort. Même après sa mort, il continue d'animer de vifs débats !
Dans les Corbières, il se raconte que, certains soirs de pleine lune, on entend des cris d'agonie, mais peu de gens y croient, même si cette rumeur se colporte de génération en génération. D'autres prétendent que le dahu ne serait rien d'autre que le bassin et les jambes de Botul qui courent encore dans la montagne. Sûr que cette légende ferait bien rire le philosophe.
Jean-Baptiste Botul est mort à cinquante et un ans.

Patrick Pelloux, On ne meurt qu'une fois et c'est pour si longtemps


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