lundi 20 juillet 2015

Le solitaire - Eugène Ionesco - ****

Présentation:

Le seul roman écrit par Ionesco. A trente-cinq ans, un homme fait un héritage et se retire de la vie. Il ne cesse de s'étonner de ses congénères qui continuent à s'agiter, à se battre même, à aimer, à croire. La recherche de l'oubli, la nostalgie du savoir que nous n'aurons jamais, le sentiment de notre infirmité et du miracle de toute chose, font de cet individu banal un être qui a la grâce, un mystique pas tellement loin de Pascal.


Miettes:

Je m’ennuyais bien un peu. Nous savons tous que rien n’est plus triste qu’un dimanche après-midi. Les jeunes couples avec la maman enceinte qui poussait la voiturette d’un bébé, tandis que le jeune papa avançait en en tenant un autre par la main, me donnaient l’envie de les tuer ou de me suicider. Mais à partir du troisième ou quatrième demi de bière, tout devenait comique et même gai.

***

Ai-je jamais senti qu’un feu ardent couvât sous les cendres ? Ah la la… J’ai beau interroger mon âme, j’ai beau l’explorer, je n’y décèle aucune vibration profonde. Dans les espaces gris de l’intérieur, il n’y a que des décombres, sous d’autres décombres, sous d’autres décombres. Mais s’il y a des décombres, il y a eu peut-être un temple autrefois, des colonnes lumineuses, un autel ardent ? Ce n’est qu’une supposition. En fait il n’y a jamais eu rien d’autre, peut-être, que le chaos.

***

Et pourtant je me sentais mal à l’aise dans ma peau. Ne sachant pas comment bouger pour que je ne la sente pas ou que je la sente le moins possible. De temps à autre, surtout dans mon adolescence, le mystère universel m’avait troublé. Un univers infini n’est pas concevable par notre entendement. Et pourtant on m’avait répété à l’école et partout que l’univers était infini. Et puis on m’avait dit que l’univers était fini et non pas infini, cela me semblait encore moins concevable, si l’on peut dire, car qu’est-ce qu’il y avait « après » ? Il est probable que l’univers n’est ni fini ni infini, les mots fini ou infini étant des expressions qui ne veulent rien dire. Si on ne peut s’imaginer le fini ni l’infini, ni le ni-fini ni-infini qui sont des choses si élémentaires, si simples, qu’on aurait dû être fait pour pouvoir concevoir, que pouvions-nous faire d’autre que de ne pas penser ? Toute notre raison chavire dans le chaos. Que pouvons-nous savoir de la justice, de l’ordre physique, de l’histoire, des lois de la nature, du monde, si les bases fondamentales de notre entendement possible nous sont inconnues à nous-mêmes ? Surtout, ne pensons pas. Ne pensons à rien. Ne jugeons de rien.

***

En fait, je suis né accablé. L’univers me semblait être une sorte de grande cage ou plutôt une sorte de grande prison, le ciel, l’horizon me semblaient être des murs au-delà desquels il devait y avoir autre chose, mais quoi ? J’étais dans un immense espace, enfermé cependant. Ou plutôt cela me semblait être une sorte de grand bateau à l’intérieur duquel je me trouvais et dont le ciel était quelque chose comme un grand couvercle. Nous étions des multitudes de prisonniers. Il me semblait que la plus grande partie de ces prisonniers n’avait pas conscience de l’être.

***

Ne pas avoir la puissance de concevoir l’univers, de savoir comment est ce qui est, cela n’est pas admissible. Sans compter que nous savons que la forme des choses n’est que l’image que nous nous faisons d’elles… Depuis l’âge de douze ans cette question m’habitait périodiquement et me donnait le même sentiment d’horrible impossibilité, la nausée. Comment font tous ces gens qui se promènent dans les rues ou qui courent après leurs autobus ? Si tout le monde se mettait à penser ça ou plutôt à imaginer cela qui est inimaginable, ils ne bougeraient plus du tout. Je m’étais déjà dit : ne pensons pas puisque nous ne pouvons pas penser. Les gens négligent ou oublient l’impensable, c’est à partir de l’impensable qu’ils pensent, ils fondent leurs pensées sur cet impensable et cela encore est pour moi impensable. Et pourtant, ils ont inventé l’arithmétique, la géométrie et des algèbres… mais les algèbres aussi vous ramènent au gouffre… mais ils ont construit des machines, ils ont organisé des sociétés, ils s’en fichent pas mal de la question absolue, la question sans réponse.

***

Il y a une sagesse qui nous enseigne à nous réjouir des petites choses que peut nous donner l’existence. J’avais vécu longtemps en utilisant ce principe. Puis j’avais appris à ne pas être trop accablé, ni par les petites ni par les choses plus grandes que nous offre l’existence. Mais elle n’est pas facile à supporter la quotidienneté, enfin, tout de même, l’oisiveté devait être préférable au travail. Entre l’effort et l’ennui, c’est toujours un certain ennui que je choisissais, que je préférais.

***

Je n’ai rien d’intéressant à dire aux autres. Et ce que disent les autres, cela ne m’intéresse pas non plus. La présence des autres m’a toujours gêné. Il y avait une sorte de cloison invisible entre eux et moi. Pas toujours.

***

Il faut se résigner pour ne pas souffrir. Il faut se résigner. Je me dis tout le temps qu’il faut se résigner. Très souvent, je réussis à me résigner à peu près. Ce n’est pas une résignation profonde, réelle. De temps en temps la rage pointe. C’est d’abord un certain mécontentement qui grandit en moi, qui m’envahit, qui m’étreint. Non, jamais je ne me consolerai, jamais je ne pourrai oublier, ne pas voir derrière ce mur, qui monte jusqu’au ciel. Comment se résigner à l’ignorance dans laquelle nous sommes plongés malgré les sciences, malgré les théologies, malgré les sagesses ? Depuis ma naissance je n’ai rien appris et je sais que je n’apprendrai rien. Ce sont les bornes de l’imagination que je voudrais enlever. Les murs de l’imagination que je voudrais faire sauter. Jamais ils ne s’écrouleront et je mourrai aussi ignorant qu’à ma naissance. C’est inconcevable de ne pas pouvoir concevoir l’inconcevable.

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Mais alors, sur quelles bases pouvons-nous fonder un savoir ou une morale ? En aucun cas, cette base ne peut être l’ignorance et nous ne sommes que dans l’ignorance, nous n’avons comme base de départ, comme fondement, que le néant. Comment bâtir sur le rien ? Nous avons quelques expériences pratiques à notre disposition. Je sais que je peux me déplacer. Je sais que je peux aller au restaurant. Je sais qu’on a fait des restaurants. Je sais qu’il y a des engins. Je sais qu’il y a une technique. Il me semble très étrange de m’apercevoir qu’il y a tout de même indiscutablement une technique qui tient, comme ça, sur rien du tout. Cela est encore un autre niveau de mon étonnement. Qui nous le permet ou comment cela est-il permis, comment cela peut-il se faire ? Mais encore et encore une fois et toujours, un savoir limité n’est pas un savoir. L’univers entier et tous les êtres, nous sommes manœuvrés par des instincts, par des réflexions possibles à courte portée que l’on a mis en nous. Nous sommes agis, nous n’agissons pas. Je crois que je mange pour moi. Je mange à cause de l’instinct de conservation. Je crois que j’aime et que je fais l’amour pour moi, ce n’est que pour perpétuer l’espèce, ce n’est que pour obéir à des lois qui me le commandent.

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Après mon septième apéritif, je pensais qu’il n’y a ni réel, ni irréel, ni vérité, ni mensonge. Toutes les philosophies et toutes les théologies sont bonnes ou mauvaises si on veut ou si on ne veut pas. Cela me fit rire.

***

Évidemment, répondis-je, vous connaissez ces problèmes, vous avez lu, vous avez du savoir, mais ces questions me secouent, elles sont vivantes pour moi. Pour vous, ces problèmes ne sont que de la culture. Vous ne vous réveillez pas tous les jours dans l’angoisse à vous demander quelles sont les réponses, à vous dire qu’il n’y a pas de réponses. Mais vous savez que tout le monde s’est posé ces questions. Vous savez qu’on n’y a jamais répondu, et qu’on ne peut y répondre. Seulement, chez vous, tout cela est catalogué. Puisque vous savez que ces problèmes sont posés, puisque vous savez qui les a posés, puisque vous savez qu’il y a tant de traités et de livres qui ont abordé ces sujets, vous ne vous les posez plus, vous avez mis ça de côté, quelque part dans votre mémoire. Mais oui, pour vous ce n’est que de la culture. On a cultivé le désespoir, on en a fait de la littérature, des œuvres d’art. Cela ne m’aide pas. C’est de la culture, de la culture. Tant mieux pour vous si la culture a pu conjurer le drame de l’homme, la tragédie.

***

Comme si le monde pouvait être habituel ! Comme si le monde pouvait être normal ! Comme si sentir ses battements de cœur et respirer était naturel ! Je regardais un objet se trouvant devant moi, un mètre soixante-dix de haut, un mètre vingt de large, avec deux battants de porte que l’on pouvait ouvrir. À l’intérieur, il y avait des planches où des vêtements, les miens, étaient accrochés, et du linge, le mien, rangé sur des planches. Évidemment, si on m’avait demandé ce qu’était cet objet, j’aurais répondu que c’était une armoire. Mais cela n’était plus une armoire, je ne pouvais croire sincèrement que ce fût une armoire, ce n’était pourtant pas autre chose. À tout le monde, j’aurais pu répondre que c’était une armoire. Pourtant les mots mentaient. Non seulement les objets n’étaient plus les mêmes objets, mais les mots n’étaient plus les mêmes mots. Les mots me paraissaient faux. Les objets avaient perdu, me semblait-il, leur fonction.




Thomas l'imposteur - Jean Cocteau - ***

Présentation:

En face, à quelque distance, on distinguait le bloc d'une patrouille ennemie.
Cette patrouille voyait Guillaume et ne bougeait pas. Elle se croyait invisible...
— Fontenoy ! cria-t-il à tue-tête, transformant son imposture en cri de guerre. — Et il ajouta, pour faire une farce en se sauvant à toutes jambes : Guillaume II.
Guillaume volait, bondissait, dévalait comme un lièvre.
N'entendant pas de fusillade, il s'arrêta, se retourna, hors d'haleine.
Alors, il sentit un atroce coup de bâton sur la poitrine. Il tomba. Il devenait sourd, aveugle. —
Une balle, se dit-il. Je suis perdu si je ne fais pas semblant d'être mort.


Miettes:


Un homme vraiment profond s'enfonce, il ne monte pas. Longtemps après sa mort, on découvre sa colonne enfouie, d'un seul bloc ou, peu à peu, par morceaux. Tandis que ces grandes intelligences médiocres, faites de coup d'œil et d'ironie, montent sans encombre jusqu'à la petite corniche du pouvoir.

***

L'héroïsme réunissait un monde mêlé sous une même palme. Bien des meurtriers en herbe y trouvaient l'occasion, l'excuse de leur vice et sa récompense, côte à côte avec les martyrs. On s'étonne que la guerre embauchât, par exemple, les Joyeux. Ils tenaient le secteur entre les fusiliers et les zouaves. La société trouvait bon, alors, qu'ils déployassent des instincts pour quoi elle les avait exclus.

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Un miracle, s'il dure, cesse d'être considéré comme tel. C'est pourquoi les apparitions disparaissent si vite.

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vendredi 17 juillet 2015

Vernon Subutex 2 - Virginie Despentes - *****

Vivement le troisième...

Présentation:

QUI EST VERNON SUBUTEX ?
Une légende urbaine.
Un ange déchu.
Un disparu qui ne cesse de ressurgir.
Le détenteur d’un secret.
Le dernier témoin d’un monde disparu.
L’ultime visage de notre comédie inhumaine.
Notre fantôme à tous.







Miettes:

Il aimerait se faire pitié, ou horreur. Quelque chose. Mais rien. Que cette tranquillité absurde.

***

Mais les mecs sont devenus tous identiques, on dirait qu’ils prennent des cours du soir pour se ressembler le plus possible. Si on ouvrait le cerveau de Laurent en deux pour lui regarder la mécanique, on y trouverait exactement le même arsenal de conneries que dans celui du cadre sup en détresse qui fait ses abdos à côté d’eux : des petites poulettes ultra light, de la verroterie Rolex et une grosse maison sur la plage. Que des rêves de connard.
Il existe une différence de taille entre sa génération et celle de Laurent. La sienne n’adulait pas les bourgeois. Quoi qu’ils en disent, les prolos d’aujourd’hui voudraient tous être nés du bon côté du manche. A Lessines, où il a grandi, les sirènes des carrières rythmaient le temps. On méprisait les bourgeois du haut de la ville. On ne buvait pas avec le patron. C’était la loi. Dans les bistrots, ça ne parlait que de politique, la haine de classe nourrissait une véritable aristocratie prolétaire. On savait mépriser le chef. Tout cela a disparu, en même temps que l’amour du travail bien fait. Il n’y a plus de conscience ouvrière. Tout ce qui les intéresse, les gars, c’est ressembler au chef. Un mec comme Laurent, si on lui laissait carte blanche, ce qu’il désire n’est pas de forcer les nantis à partager mais d’entrer dans leurs clubs. Uniformité des désirs : tous des beaufs. Ça fera de la bonne chair à canon, ça.

***

Tant que personne n’était là pour voir comment elle vivait, elle pouvait prétendre, sans vraiment mentir, qu’elle menait une existence assez riche. Une existence qui permettait de ne pas se plaindre. C’est ce qui lui fait le plus peur : passer pour une victime. Mais si elle considère son quotidien à travers les yeux d’une tierce personne, ça se complique. Son boulot est pourri. Elle accepte n’importe quels horaires. Parce qu’elle a peur de se faire mal voir. Il verrait l’absence d’amis, et même de relations. Aucune fête, d’aucune sorte. Il verrait ses flirts Internet. Les rendez-vous avec des inconnus rencontrés sur Meetic, pour lesquels elle passe des heures à se préparer s’épiler se maquiller se coiffer s’habiller, avant de ne lire dans les yeux de celui qui la découvre que de la déception. Son âge ne passe plus. Qu’est-ce qu’il verrait d’autre, Vernon ? Sa cuisine, cet endroit qu’elle cajole tant. Un mur de tisanes. Un bar d’huiles bio. Et partout, les objets de la gaieté, toutes ces couleurs acidulées – magnets sur le frigo, salières en forme de Mickey, boîtes en fer aux motifs 50’s… une accumulation de signes de détresse : plus elle cherchait à amasser les marqueurs de pimpance, et plus elle soulignait sa détresse profonde. Elle n’a même pas un chat pour lui tenir compagnie. Le soir, elle arrive, elle allume la télé direct. Et elle se sert un verre. Dans cet ordre.

***

La vérité était qu’il ne supportait plus, physiquement, ni les murs ni le plafond, il respirait mal, les objets l’agressaient, une vibration nocive le harcelait. Le pire, c’était encore la présence des gens autour de lui. Il sentait leur misère, leurs douleurs, leur peur panique de ne pas être à la hauteur, d’être démasqué, puni, de manquer ; il avait l’impression que c’était comme un pollen : ça s’infiltrait en lui et le gênait pour respirer. Ce qui fait que non, vraiment, sans façon, il n’avait aucune envie de s’installer chez l’un ou chez l’autre. Désormais, il avait besoin d’espace. Et de solitude.

***

— C’est pas ça, copine… l’adoption, la PMA, le mariage – je suis contre pour tout le monde. Je suis favorable à la stérilisation de l’ensemble de la population, dès la puberté. On est sept milliards. Tu crois pas que ça suffit comme ça ? Il faut ralentir la cadence, urgemment. Je vois les gens avec des poussettes, je regarde leurs gueules, et je me dis : mais pourquoi ? Qu’est-ce que vous croyez que vous faites, là, à vous reproduire ? On n’a pas besoin de votre génétique à la con, arrêtez la mégalomanie. Faites de la peinture si vous voulez vous occuper. Mais ne nous faites pas chier avec votre progéniture. Si on me demandait mon avis, je te collerais tout ça dans un stade : vasectomie, ablation de l’utérus, et rentrez tous chez vous… Sept milliards, et ils continuent d’infecter la planète… Le jour où on défile pour la stérilisation de l’humanité, tu me verras dehors tous les jours. Et pas en terrasse, j’aime autant te dire.

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A droite, c’est les mêmes clowns qu’à gauche. Mais on peut leur reconnaître une chose : ils sont plus sincères. Les humains sont des merdes. Tout ce qu’ils aiment, c’est se faire diriger. Punir, récompenser, guider. La nature de l’homme, c’est de tuer son prochain. C’est à ça qu’on reconnaît la supériorité d’une civilisation sur une autre : qui a la plus grosse arme. Si tu mets dans une ville trois familles de religions différentes et que tu laisses faire comme ça vient, tu leur laisses une génération, et ils commencent à s’entretuer. Les ego fonctionnent comme des bites : aucune conscience ne peut empêcher que ça se tende. C’est pas la peine de faire comme si on n’était pas une engeance de merde. La seule chose qui peut empêcher que les humains ne s’entretuent, c’est de les tenir. Il faut un chef. C’est ce que réclame le peuple. Le chef est celui qui dit : lui, on le tue ; lui, on le récompense. Et alors tout le monde est content. Au final, que le leader se réclame de telle obédience ou d’une autre, on s’en fout. Ce qui fait kiffer le mâle alpha, c’est le pouvoir. Il peut l’appuyer sur le livre de son choix, au final c’est toujours le même bazar.

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mardi 14 juillet 2015

Legion - Brandon Sanderson - ****

Présentation:

« Mon nom est Légion, parce que nous sommes nombreux. » (Paroles du démon dans l’Évangile de Marc.) 

Légion : c'est aussi le surnom de Stephen Leeds, cet homme dont le cerveau a la capacité unique de générer de multiples avatars. Des hallucinations, comme il les appelle, qui vivent avec lui pour le meilleur et pour le pire. Un jour, et parce que certaines de ses hallucinations possèdent des capacités particulières, Leeds est engagé pour enquêter sur la disparition d'un scientifique inventeur d'un objet extraordinaire : un appareil qui prend des photos du passé...



Miette:

- En réalité,repris-je, la définition officielle de la folie est très flexible. Deux personnes peuvent souffrir exactement du même mal ,avec le même degré de gravité, mais l'une peut être jugée saine d'esprit d'après les critères habituels tandis que l'autre sera considérée comme folle. On franchit la frontière de la folie quand notre état mental nous empêche d'être fonctionnel ,de mener une vie normale. Selon ces critères ,je ne suis absolument pas fou.

***

Etre à la fois scientifique et religieux revient à créer une trêve précaire chez un homme, expliqua-t-il. Le cœur de la science est de n'accepter que la vérité que l'on puisse prouver. Le cœur de la foi revient à définir que la Vérité, fondamentalement, est indémontrable.

L'une rêve, l'autre pas - Nancy Kress - ****

Présentation:

Alors que deux jumelles viennent au monde, l'une d'entre elles bénéficie d''une modification génétique qui lui permet de ne plus dormir. Huit heures d‘éveil de plus par jour, un rêve pour apprendre, vivre et découvrir le monde... Huit heures qui feront aussi d'elle, un être à part. 
Nancy Kress, l’auteur de Danse Aérienne, Les Hommes dénaturés ou du cycle de la Probabilité, est l'une des belles voix de l''imaginaire mondial, développant une science fiction au carrefour de la poésie, de la science et de la conscience sociale. 



Le début :

Le couple était assis, l’air guindé, sur ses chaises Eames anciennes, deux personnes qui auraient préféré ne pas être là, ou bien une personne qui ne le voulait pas et l’autre que cela contrariait. Le Docteur Ong avait déjà vu le cas.
En deux minutes, il en fut convaincu : c’était la femme qui résistait si fort en silence. Elle allait perdre. L’homme paierait plus tard, petit à petit, pendant longtemps.
« Je présume que vous avez déjà effectué les vérifications bancaires nécessaires, dit aimablement Roger Camden, alors passons tout de suite aux détails, d’accord, Docteur ?
— Certainement, dit Ong. Pourquoi ne commenceriez-vous pas par me dire quelles sont toutes les modifications génétiques qui vous intéressent pour le bébé ? »
La femme bougea soudain sur sa chaise. Elle approchait de la trentaine – visiblement une seconde épouse – mais avait déjà l’air fanée, comme si elle s’épuisait à suivre le rythme de Roger Camden. Ce qu’Ong n’avait pas trop de mal à imaginer. Mme Camden avait les cheveux bruns, les yeux bruns, sa peau avait une teinte brune qui aurait pu être jolie si ses joues avaient eu un rien de couleur. Elle portait un manteau brun, ni à la mode ni bon marché, et des chaussures à l’air vaguement orthopédiques. Ong jeta un coup d’œil à ses notes pour y trouver son nom : Elizabeth. Il aurait pu parier que les gens l’oubliaient souvent.
À côté d’elle, Roger Camden rayonnait de vitalité, homme d’âge mûr dont la tête en forme d’obus ne s’harmonisait guère avec sa coupe de cheveux soignée et son costume italien en soie. Ong n’avait pas besoin de consulter ses notes pour se remémorer des informations au sujet de Camden. Une caricature de la tête en forme d’obus avait été l’illustration principale de l’édition télématique du Wall Street Journal de la veille : Camden avait mené un coup exceptionnel d’investissement en limites croisées d’un atoll de données. Ong ne savait pas très bien ce qu’était « un investissement en limites croisées d’un atoll de données ».
« Une fille », dit Elizabeth Camden. Ong ne s’attendait pas à ce qu’elle parle la première. Sa voix fut une seconde surprise : celle d’une Anglaise de la bonne société. « Blonde. Aux yeux verts. Grande. Mince. »
Ong sourit.
« Les gènes de l’aspect physique sont les plus faciles à obtenir, comme vous le savez déjà, j’en suis sûr. Mais tout ce que nous pouvons faire pour la “minceur”, c’est de lui donner une prédisposition génétique en ce sens. La façon dont vous nourrirez l’enfant va naturellement... »
« Oui, oui, dit Roger Camden, c’est évident. Et maintenant de l’intelligence. Une haute intelligence. Et le sens de l’audace.
— Je regrette, Monsieur Camden : les facteurs de la personnalité ne sont pas encore assez bien connus pour permettre une manip...
— C’était juste pour voir », dit Camden, avec un sourire qui d’après Ong devait se vouloir enjoué.
Elizabeth Camden ajouta :
« Des aptitudes musicales.
— Encore une fois, Madame Camden, nous ne pouvons garantir qu’une disposition pour la musique.
— C’est bon, dit Camden. L’éventail complet de rectifications de tous les problèmes de santé potentiels liés aux gènes, bien sûr.
— Bien sûr », dit le Docteur Ong. Aucun des clients ne parla. Jusque-là, leur liste était plutôt modeste, compte tenu de la fortune de Camden ; il fallait convaincre la plupart des clients de renoncer aux tendances génétiques contradictoires, à la surcharge d’altérations, ou aux espoirs irréalisables. Ong attendit. La tension montait dans la pièce.
« Et, dit enfin Camden, aucun besoin de dormir. »
Elizabeth Camden tourna la tête brusquement pour regarder par la fenêtre. Ong prit un aimant à papiers sur son bureau. Il essaya de parler d’un ton aimable.
« Puis-je demander comment vous avez appris que ce programme de modification génétique existait ? »
Camden chercha dans une poche intérieure de son veston. La soie fronçait et tirait ; le corps et le costume venaient de classes sociales différentes. Camden était, se souvint Ong, un Yagaiiste, un ami personnel de Kenzo Yagai lui-même. Camden tendit un listing à Ong : les caractéristiques du programme.
« Inutile de vous donner la peine de chercher la fuite dans vos banques de données, Docteur : vous ne la trouverez pas. Mais, si cela peut vous consoler, personne d’autre ne la trouvera non plus. Bon. » Il se pencha soudain en avant. Il changea de ton. « Je sais que vous avez créé jusqu’à maintenant vingt enfants qui n’ont aucun besoin de sommeil. Que, jusqu’à maintenant, dix-neuf sont en bonne santé, intelligents et psychologiquement normaux. En fait, mieux que normaux – ils sont d’une précocité peu commune. Le plus âgé a déjà quatre ans et il peut lire deux langues. Je sais que vous avez l’intention de mettre cette modification génétique sur le marché dans quelques années. Je veux avoir une chance de l’acheter pour ma fille maintenant. Mon prix sera le vôtre. »
Ong se leva.
« Il m’est impossible de discuter de ceci avec vous unilatéralement, Monsieur Camden. Ni le vol de nos données...
— Qui n’était pas un vol – votre système a développé une régurgitation spontanée dans une sortie publique, vous aurez un mal d’enfer à prouver autre chose...
— ... ni la proposition d’acheter cette modification génétique particulière ne dépendent de ma seule autorité. L’un et l’autre doivent être discutés avec le conseil d’administration de l’institut.
— Absolument, absolument. Quand pourrai-je leur parler aussi ?
— Vous ? »
Camden, toujours assis, le regarda. Il vint à l’esprit d’Ong que peu d’hommes pourraient avoir un air aussi assuré, assis cinquante centimètres au-dessous de ses yeux.
« Certainement. J’aimerais pouvoir présenter mon offre à quiconque a réellement qualité pour l’accepter. Cela me paraît normal en affaires.
— Ce n’est pas seulement une transaction commerciale, Monsieur Camden.
— Ce n’est pas seulement de la recherche scientifique fondamentale, non plus, rétorqua Camden. Vous êtes une société à but lucratif. Avec certains dégrèvements de taxes seulement accordés aux entreprises répondant à certaines règles d’exercice équitable. »
Pendant une minute Ong ne put comprendre les paroles de Camden. « Les règles d’exercice équitable...
— ... sont établies pour protéger les minorités parmi les fournisseurs. Je sais, elles n’ont jamais été appliquées dans le cas de consommateurs : sauf en ce qui concerne les lignes rouges dans les installations d’Énergie-Y. Mais elles pourraient être appliquées, Docteur Ong. Les minorités ont le droit de se voir proposer les mêmes produits que les non-minorités. Je sais que l’institut n’apprécierait pas un procès, Docteur. Aucune de vos vingt familles du groupe-test génétique n’est noire ou juive.
— Un procès... mais vous n’êtes ni noir ni juif !
— J’appartiens à une minorité différente. Américano-polonaise. Notre nom était Kaminsky. » Camden se leva enfin. Et sourit chaleureusement. « Écoutez, c’est absurde. Vous le savez, et je le sais, et nous savons tous les deux combien les journalistes s’en régaleraient de toute façon. Et vous savez que je ne veux pas vous faire un procès absurde, seulement utiliser la menace d’une publicité aussi prématurée que nuisible pour obtenir ce que je veux. Je ne veux pas du tout faire de menaces, croyez-moi. Tout ce que je veux, c’est faire bénéficier ma fille de cette avancée scientifique remarquable. » Son visage changea, pour adopter une expression qu’Ong n’aurait jamais crue possible sur ces traits-là : le désenchantement.
« Docteur... savez-vous combien j’aurais pu accomplir en plus si je n’avais pas dû dormir toute ma vie ? »
Elizabeth Camden dit durement :
« C’est à peine si tu dors maintenant. »
Camden la regarda comme s’il avait oublié sa présence.
« Eh bien, non, ma chère, pas maintenant. Mais quand j’étais jeune... l’université, j’aurais pu terminer l’université et tout de même entretenir... mais bon. Rien de tout cela ne compte maintenant. Ce qui compte, Docteur, c’est que vous et moi et votre conseil d’administration parvenions à un accord.
— Monsieur Camden, je vous prie de quitter mon bureau maintenant.
— C’est-à-dire, avant que vous ne perdiez patience face à ma prétention ? Vous ne seriez pas le premier. Je compte organiser une réunion d’ici la fin de la semaine prochaine, quand et où vous le voudrez, bien sûr. Contentez-vous d’en faire savoir les détails à ma secrétaire personnelle, Diane Clavers. Quand cela vous conviendra le mieux. »
Ong ne les raccompagna pas jusqu’à la porte. La tension faisait battre ses tempes. À la porte, Elizabeth Camden se retourna.
« Qu’est-il arrivé au vingtième ?
— Comment ?
— Le vingtième bébé. Mon mari a dit que dix-neuf d’entre eux étaient en bonne santé et normaux. Qu’est-il arrivé au vingtième ? »
La tension devint plus forte, plus brûlante. Ong savait qu’il ne devait pas répondre ; que Camden connaissait probablement déjà la réponse, même si sa femme, elle, ne la connaissait pas ; que lui, Ong, allait répondre de toute façon ; qu’il allait regretter ce manque de maîtrise de soi, amèrement, par la suite.
« Le vingtième bébé est mort. Il s’est avéré que ses parents étaient instables. Ils se sont séparés durant la grossesse, et sa mère n’a pas pu supporter les pleurs continuels d’un bébé qui ne donnait jamais. »
Les yeux d’Elizabeth Camden s’agrandirent.
« Elle l’a tué ?
— Par accident, dit Camden brièvement. Elle a secoué la petite chose trop fort. » Il regarda Ong en fronçant les sourcils. « Des puéricultrices, Docteur. En équipe. Vous n’auriez dû choisir que des parents assez fortunés pour pouvoir engager des puéricultrices de jour comme de nuit.
— C’est horrible ! » explosa Mme Camden, et Ong ne put déterminer si elle parlait de la mort de l’enfant, du manque de puéricultrices, ou de l’inconscience de l’institut. Ong ferma les yeux.
Quand ils furent partis, il prit dix milligrammes de Cyclo-benzaprine-III. Pour son dos – ce n’était que pour son dos. Il sentait à nouveau sa vieille blessure. Après, il resta longtemps à la fenêtre, tenant encore l’aimant à papiers, sentant la tension quitter ses tempes, retrouvant son calme. Au-dessous de lui, le lac Michigan léchait paisiblement la rive ; la police avait expulsé les sans-abri au cours d’un nouveau raid juste la nuit précédente et ceux-ci n’avaient pas encore eu le temps de revenir. Il ne restait que leurs débris, jetés dans les buissons du parc au bord du lac : des couvertures en lambeaux, des journaux, des sacs plastiques, comme de pathétiques emblèmes piétinés. Il était illégal de dormir dans le parc, illégal d’y entrer sans permis de résidence, illégal d’être sans abri et sans domicile fixe. Tandis qu’Ong regardait, des gardiens de parc en uniforme commencèrent à ramasser méthodiquement les journaux pour les enfouir dans des réceptacles propres à propulsion automatique.
Ong prit le téléphone pour appeler le président du conseil d’administration de l’institut Biotech.

Spinoza encule Hegel - Jean-Bernard Pouy - *****

Mad max était français ! (écrit avant mais publié en 83) Excellent !

Présentation:

Moi, Julius, Commandeur du groupe crash le plus honni par le peuple saumâtre des hégéliens, n'ai que des ennemis. Et mon pire ennemi, je lui souhaite la pire des choses. Moral car prévisible. Quand il sera au bout de mon P. 38, j'appuierai sur la détente. Mes bottes de lézard mauve vont tremper dans du sang esthétique. Normal car spinoziste.

Quelques miettes :

Le cadavre est au bord de la route, une de ses mains est prise dans le bitume gluant. Le vent puant, venant d’une décharge proche, agite faiblement ses cheveux blancs, dont certains restent eux aussi collés au goudron. C’est l’été, le deuxième après le grand merdier. Je retourne le mort du bout de ma botte de lézard mauve. C’est bien ce que j’attends, un Néo-Punk. Sa poitrine est lacérée, tranchée à vif, le cœur expulsé, la veste de daim vert imbibée de sang comme une éponge, le corps nu de la taille aux pieds. Intactes, ses jambes blondes paraissent de porcelaine.
Pensif, je regarde la plaine vide et la route droite. C’est la cinquième fois que j’en retrouve un cette semaine, pareillement mort et trafiqué. À ce train-là, la bande des Néo-Punks va friser le zéro absolu. Je me penche et embrasse le jeune mort sur les lèvres, mais ce n’est décidément qu’un cadavre. Je me vois me redresser dans ses lunettes noires. Je marche sombrement sur le bord de la route en écartant lentement du pied des vieilles boîtes de plastoc qui traînent. Mes mecs, derrière, ne bougent pas, les motos sont silencieuses, seules les selles grincent, le camion est au point mort, quelques raclements.

***

Le soir tombe. Il fait rose et tiède. Je fume une cigarette, mes bras passés autour de mes jambes. Je regarde le lointain pour ne rien voir. Il pourrait s’élever une musique comme le début de la Septième de Mahler. Cela serait superbe. Devant moi, il n’y a plus rien. Je ne vais pas me remettre à l’usage. Les groupes, c’est fini. Ils vont se faire ratatiner un à un, et ne réussiront même pas à se liguer pour faire front une dernière fois. Ils sont interdits à la vie et permis pour la mort. Je ne vais pas assister à cette lente décadence, à ce déchet exaspérant. Je ne vais pas revenir à Paris, pour être complice de la reprise. Je ne veux plus avoir à me trouver une couverture, un travail ou une occupation. Je ne veux plus quémander, je ne veux plus attendre des remerciements de fin de mois, de fin de carrière, de fin de vie. Être con trois cent soixante jours par an et être remercié de l’avoir été. Je ne vais pas me mettre à rechercher des amis, en me foutant intérieurement de leurs poires, je ne vais pas charmer une compagne pour sentir sa peau et embrasser son corps, pour lui confier des peines que je n’aurai plus et des espoirs que je ne peux plus avoir.
Je ne suis plus capable ni d’amour, ni de haine, ni de compassion, ni de regret.
Je suis plat
froid
viscéral
non disponible.
Je suis moi, moi et encore moi, Julius Spinoza. J’ai une histoire qu’il ne s’agit pas de gommer. Le pouvoir, je vais l’exercer sur moi-même et seulement sur moi-même. La plus haute stratégie est de ne faire confiance à personne et ne compter que sur un être : soi-même, c’est-à-dire moi, avec mes bottes de lézard mauve, mes deux revolvers, ma tête emplie de vent glacial, mon visage acéré qui a vu la belle mort, mes tripes qui se nouent, mon sexe qui ne sait plus. À schizo, schizo et demi.
Je vais rôder. Seul dans les campagnes de France dont le vert légendaire vire au brun maladif. Seul dans les collines érodées par la médiocrité de mes semblables. Seul dans les banlieues puantes et désertes où les usines saccagées attendent impatiemment leurs esclaves forcenés. Seul face à la boulimie recommencée. Seul face au monde nouveau.




samedi 4 juillet 2015

Anamnèse de Lady Star - L.L. Kloetzer - ***

Lecture assez laborieuse.

Quatrième :

Futur proche. Un attentat à Islamabad a provoqué une pandémie terrifiante. Les trois quarts de la population mondiale ont disparu. L'arme utilisée : la bombe iconique. Les coupables ont été retrouvés, jugés et exécutés. Mais certains se sont échappés. Parmi eux, une femme, leur inspiratrice, leur muse. Sa simple existence est un risque : tant qu'elle vit, la connaissance menant à la bombe reste accessible. Elle a disparu, n'a laissé aucune trace, pas l'ombre d'une ombre. Des hommes disent pourtant l'avoir rencontrée : savants, soldats, terroristes, ermites... Ont-ils rêvé ? Voici le récit d'une enquête, de l'Asie à l'Europe, des terres dévastées jusqu'aux sociétés hypertechnologiques de l'après-catastrophe. Un jeu de pistes, doublé d'une plongée dans les archives digitales de notre futur, avec le plus fou des enjeux : refermer la boîte de Pandore.

Miette;

Que cherchons-nous ? Une femme, peut-être, une idée, sûrement.
Comment la nommer ? Vous m’avez posé la question, au début. Puis elle s’est installée là, entre nous, un objet de travail, une quête partagée. Je vous entends parler d’elle. Vous dites "Le dossier fantôme", vous dites "Marguerite", vous dites "Nomen Rosae". Je n’ose rien poser. Nous voulons capturer de la fumée à l’aide d’un filet impalpable, elle se tient là, devant nous et si je la nomme, elle, celle à laquelle vous voulez me faire croire, je crains de la précipiter, de la projeter dans un référentiel où elle n’apparaîtra plus. Je ne suis ni un poète ni un rêveur. Je ne poursuis pas un idéal féminin. Je me moque de savoir si elle existe, si elle nous manipule, si elle nous ment. Je me moque de lui donner un nom. Nous avons de bonnes raisons de penser qu’elle était dans l’entourage d’Aberlour. De bonnes raisons, cela me suffit. Le témoignage de Herriman, les corps de Giessbach, le témoignage de Longtun que vous ne connaissez pas encore. C’est assez. Elle est plastique, elle s’est coulée dans leurs volontés, et même si ses intentions ne sont pas mauvaises, quelqu’un pourrait la manipuler, tenter de retrouver les gestes de leur foutue calligraphie, les signes de la bombe. Rappelez-vous : elle se tient en haut d’une montagne de milliards de cadavres.

Évariste - François-Henri Désérable - ****

Un style brillant, mais qui finit par lasser. 


Quartrième

À quinze ans, Évariste Galois découvre les mathématiques ; à dix-huit, il les révolutionne ; à vingt, il meurt en duel. Il a connu Raspail, Nerval, Dumas, Cauchy, les Trois Glorieuses et la prison, le miracle de la dernière nuit, l'amour et la mort à l'aube, sur le pré. C'est cette vie fulgurante, cette vie qui fut un crescendo tourmenté, au rythme marqué par le tambour de passions frénétiques, qui nous est ici racontée.







PRÉLUDE

On ne se méfie jamais assez des doigts. On a tort.
Il y a les doigts du Vieux, là-haut, qu’Il fit claquer pour se distraire, et je les imagine lissant dans la foulée sa barbe blanche après que ses lèvres, figées dans une moue incrédule, eurent prononcé mezza voce le premier son de l’Univers : oups ! Et je le vois dubitatif, le Vieux, vaguement craintif alors que déjà se met en branle la soupe informe des particules, la petite soupe primitive d’où cent millions d’années plus tard — alors, on faisait peu de cas du temps — naîtront peu à peu les galaxies, puis les étoiles, les planètes, la bonne vieille Terre sur quoi nous sommes aujourd’hui. Il ne sait pas, le Vieux, que l’on donnera un jour à son claquement de doigts originel le nom de big-bang. Pendant quelques milliards d’années Il n’ose plus toucher à rien — c’est qu’Il a peur, maintenant ! —, et Il contemple, et Il attend, et Il finit par s’emmerder (c’est long, quelques milliards d’années).
Plus tard, beaucoup plus tard, c’est encore son doigt qui va ébranler le monde. Levez la tête. Fermez les yeux. Regardez en esprit. Vous voyez, au plafond de la chapelle, la vieille main tavelée dont l’index, tendu vers celui d’Adam, premier homme putatif, va donner la vie ? Un doigt, je vous dis. Le doigt du Vieux.
Mais très vite, ce qu’Il voit lui déplaît, et Il se dit que, après tout, ce qu’il a donné peut être repris. Il décide que tel homme doit mourir et que tel autre peut vivre. Il trie et sélectionne selon son bon plaisir. Un exemple ? Bonaparte au pont d’Arcole, tel qu’Antoine-Jean Gros le représenta dans son uniforme bleu nuit, collet rouge orangé, broderies dorées, foulard noir sur chemise à col blanc, la hampe du drapeau de l’armée d’Italie dans une main et le sabre nu dans l’autre, Bonaparte qui échappe miraculeusement à la mort parce que le Vieux, Lui seul sait pourquoi, a placé Jean-Baptiste Muiron, aide de camp, entre le petit Corse et la petite balle autrichienne qui lui était destinée.
Mais la plupart du temps Il s’en fout, le Vieux. Si en dernière instance c’est toujours Lui qui décide, l’homme peut bien l’imiter, puisque le cœur lui en dit. Alors, c’est encore une affaire de doigts : voyez César, cheveux ramenés sur un front bas ceint d’une couronne de lauriers — on peut dominer le monde et avoir des coquetteries de midinette —, César drapé de pourpre dans ce laticlave qu’il tient de la main gauche tandis que la droite, indécise, tremble imperceptiblement — de l’inclinaison de son pouce dépend la vie de l’homme en contrebas. S’il le tourne vers le haut, c’est la grâce ; sinon, on sait ce qu’il advient ; on n’en saura rien pour cette fois. Car cette histoire, mademoiselle, n’est pas celle du gladiateur sans nom à la merci d’un seul doigt ; non, cette histoire est celle d’Évariste Galois, mathématicien de génie qui mourut en duel à vingt ans.