lundi 18 avril 2016

Philosophie sentimentale - Frédéric Schiffter - *****

Quatrième:
"Un philosophe peut m´instruire ou m´éclairer, mais son oeuvre n´exerce sur moi aucun charme si en filigrane de ses concepts, de ses thèses, de ses arguments, je ne perçois pas le récit d´un chagrin personnel. Sous le masque du cérébral, j´aime deviner l´orphelin, l´amoureux, l´abandonné, le déclassé, le décalé - l´« animal malade ». Les auteurs que je cite dans ces pages, en exergue de chaque chapitre, n´appartiennent pas à une même sensibilité intellectuelle ou littéraire. Si, cependant, leurs pensées m'accompagnent depuis longtemps et me reviennent à l´esprit comme des refrains, sans doute est-ce parce que j´y entends une semblable tonalité mélancolique. Que j´aie à m´en féliciter ou à m´en blâmer, c´est à Schopenhauer, mais aussi à Nietzsche, Pessoa, Proust, l´Ecclésiaste, Chamfort, Montaigne, Freud, Rosset, Ortega y Gasset, que je dois ma vocation de philosophe sentimental."

Miettes :

Notre savoir n'est autre que ce que notre pensée parvient à saisir du chaos avec le moins de confusion possible. Entre une croyance et une vérité, il n'y a pas une différence de nature mais de degré de précision — raison pour laquelle Montaigne en appelle pour lui-même à un gai savoir comme à une docte ignorance.

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Autant n’ai-je rien à reprocher aux universitaires qui se contentent d’enseigner avec compétence ce qu’ils savent, autant je me braque contre certains d’entre eux qui se recyclent dans le commerce de sagesses – faisant accroire à un public semi-cultivé en quête de supplément d’âme qu’ils détiennent les recettes d’une vie heureuse et réussie.

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Nulle méditation accompagnée de la décision de nous changer ne transfigureront notre caractère, c’est-à-dire les plis pris par notre âme depuis notre naissance et inscrits en elle comme de profondes scarifications. Tels qu’en nous-mêmes la vie nous fige et l’âge nous ossifie. Quant au bonheur, comme l’indique l’étymologie, il nous tombe dessus comme le malheur. Il est une factualité. Nul mortel n’est une providence pour lui-même. Stoïciens, épicuriens, spinozistes, et d’autres, se montrent plus superstitieux que le vulgaire à qui ils reprochent d’en appeler aux dieux afin qu’ils lui accordent la félicité. Au contraire du malheur, le bonheur ne laisse pas de traces mais des souvenirs qui viennent nous seriner la complainte des regrets. La sagesse relève de la croyance.

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 Toute liesse me fait injure. Je regarde avec dédain les enthousiastes, les partants, les motivés. Avec une certaine crainte, aussi. Les optimistes excellent à remplir les bagnes et les cimetières. Cela signifie-t-il que je n’aime pas les gens qui aiment la vie ? Je fuis les inconscients qui ne veulent pas voir qu’ils ne jouissent que d’une existence conditionnelle et que la mort est indifférente à leur amour de la vie.

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En tant que secteur avancé de l’industrie, mais surtout de la consommation, les loisirs, en s’inscrivant dans le prolongement du travail des esclaves et en occupant une place de plus en plus importante dans leur emploi du temps, consument, pour parler comme Nietzsche, « une extraordinaire quantité de force nerveuse » et la soustraient « à la réflexion, à la méditation, à la rêverie », « mettent constamment sous les yeux des buts mesquins et des satisfactions faciles et banales » ; si bien que, dans une société où les néo-esclaves cherchent à s’amuser coûte que coûte et en permanence, la barbarie l’emporte sur la civilisation, ou, si l’on préfère, la vulgarité sur le goût.

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L’ennui, avec les bavards, c’est qu’ils n’ont aucun talent pour la conversation. C’est par faiblesse plus que par civilité que, trop souvent, nous supportons leur présence – qu’ils soient, d’ailleurs, des amis ou des proches.

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 Il en va de la tristesse du deuil comme des pulsions refoulées : refouler ne veut pas dire extirper de soi. Plus je l’enfouissais pour faire bonne figure et jouer chaque jour le rôle que l’on doit jouer dans la comédie humaine, plus elle fit corps avec mon âme et finit par muter en ennui – un ennui qui n’est ni la satiété résultant de la jouissance de quelque bien ou situation désirés, ni le vertige du désœuvrement, mais une humeur qui me fait voir le manège du « monde » comme une mécanique foutraque et déglinguée de Tinguely et les faits et gestes des humains comme des gesticulations d’automates loufoques et effrayants.

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Ainsi les gens les plus sensés s’abîment-ils dans la folie ordinaire de la croyance au monde. Même s’ils se passent de Dieu, ils se figurent appartenir à un Tout formé des deux cercles concentriques d’un ordre naturel et d’un contexte humain soumis à un Progrès. D’où leur implication fébrile et enthousiaste en son sein où point n’est besoin pour eux de reprendre place puisque nul chagrin ne les en a délogés et où ils peuvent donner le cours le plus libre à leur activisme existentiel.

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Je m’effraie du dynamisme et du sérieux avec lesquels mes semblables persévèrent dans l’agitation, comme s’ils pensaient participer à je ne sais quelle mission transcendante, stimulés par le désir d’atteindre à un but mystérieux.

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La moindre obligation sociale me lasse avant même que j’y sacrifie et m’irrite si elle s’éternise. À peine suis-je en société que le vide me manque. Rien ne m’est plus insupportable que la présence de bonshommes et de bonnes femmes pétant d’optimisme et embesognés à « avancer dans la vie » alors que, au bout de leur trajectoire, leur tombe, déjà ouverte, les attend.

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Même si je n’ouvre pas le livre que j’ai avec moi, sa présence me rassure. Je tiens là, à portée de main, un ami prêt à me faire franchir à tout moment la ligne de démarcation qui sépare la zone de la vie sans l’esprit, occupée par les forces de la bêtise, de la vulgarité ou de la platitude, de la zone libre où l’esprit circule de l’imaginaire à l’intelligence.

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Il n’y a que dans le décor où se démènent mes semblables avec le plus grand sérieux que je me sens exilé. Certes, j’exécute les mêmes gestes qu’eux, je m’adresse à eux dans leur langue, mais cela me coûte un effort, le même que celui que j’aurais à faire si j’étais perdu en un pays qui n’est pas le mien.

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Simplement, il existe deux manières de vivre avec ce sentiment. D’une part, il y a le grand nombre des pessimistes malheureux que l’inexistence du monde terrorise tant qu’ils se convertissent à l’optimisme du salut et gobent les bluffs éthiques – tous ces discours qui leur font miroiter une vie bonne, réussie, authentique, béate, réconciliée avec la mort, la vieillesse, la douleur et l’échec. D’autre part, il y a le petit nombre des pessimistes heureux, qui, eux, volens nolens, s’accommodent du pire et prennent parfois le parti d’en rire – car ils ont ce sens de l’insignifiance que l’on appelle l’humour. Naturellement, quand ils philosophent, les pessimistes heureux s’avèrent décevants aux yeux de la foule des pessimistes malheureux pour ne lui délivrer aucun message de consolation ni rien de significatif sur la meilleure façon de vivre. Ils aggravent leur cas quand ils évoquent ce dont personne ne veut entendre parler, à savoir le néant de tout. C’est le cas de Schopenhauer.

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Le sage spinoziste est un scientifique ; le sage schopenhauerien, un esthète.

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Il est remarquable de constater à quel point, bien avant Freud, Montaigne soupçonne les philosophes de souffrir d’un excès de pensée, de raison et de « fantaisie » – d’un excès de sens, donc, ce qu’en psychiatrie on entend par paranoïa. Tout se passe comme si, angoissés par leur propre vie aussi fortuite qu’éphémère, ils niaient la réalité du hasard, du temps et de la mort, pour lui substituer un monde conforme à leur désir contrarié d’harmonie et d’éternité. Leur folie consiste à présenter la réalité des apparences comme une apparence de réalité, comme le sous-produit d’une autre réalité qu’ils nomment l’Être mais qui n’existe que dans leur imagination – totale affabulation connue sous le nom respectable de « métaphysique ». 

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La volonté même de se doter de vertus pour, en somme, être un autre, montre combien la raison et la volonté capitulent devant le désir et l’imagination, qui s’en servent, à leur insu, comme moyens d’illusions.

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S’exprimer avec correction et esprit quand un sabir ordurier est devenu l’idiome officiel ? S’habiller avec soin quand le survêtement et la camisole à capuchon est devenu l’uniforme ? Se comporter avec bienséance quand le laisser-aller est devenu la forme même de la décontraction ? Autant de qualités aristocratiques qui offensent leur naturel plébéien et génère assez vite une tension proche de la rixe – telle qu’elle se produit dans la parabole d’El Discreto, de Baltasar Gracián, quand le paon est attaqué par tous les représentants de la gent volatile, des poulets aux corbeaux, qui l’accusent de leur avoir volé les apparats qu’ils n’ont pas et n’auront jamais. Quand je rentre chez moi après des heures passées à frayer par obligation avec mes contemporains, je me dis que j’ai frôlé le tabassage et que, si je l’ai échappé belle, c’est pour avoir eu le réflexe avisé d’enduire mes propos d’un miel anesthésiant qui calme le ressentiment de mes agresseurs le temps nécessaire pour que je déguerpisse. Souvent, dans la crainte qu’un jour les choses tournent très mal, je songe à apprendre un art martial, ou bien, comme les muscadins de Thermidor, à ne plus sortir sans une canne gourdin.

samedi 9 avril 2016

La beauté - Frédéric Schiffter - ***


Aussi fugace soit-elle, la rencontre avec la beauté est une expérience bouleversante. Partant d'un souvenir personnel - l'apparition d'une femme -, Frédéric Schiftter invite le lecteur à une méditation philosophique sur la beauté vies paysages et des œuvres qui ont marqué sa vie. Une flanelle érudite à travers les films, les livres, les œuvres d'art, qui nourrit avec délicatesse notre éducation esthétique.




Miettes :

Si je n’éprouve pas la sensation de cet aller vers un monde hors du monde et de ce retour au cœur même du monde, alors je n’ai pas affaire à de l’art. Or, les trois dimensions qui rendent le monde contenu dans une œuvre étranger à la réalité qui me cerne relèvent de l’utopie, de l’achronie, du silence.

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En donnant à voir, comme à travers un verre grossissant, un archétype de ce qui constitue le monde et fait de la vie une souffrance, toute œuvre supprime chez le contemplateur, le lecteur, l’auditeur et le spectateur, et ce le temps de la contemplation, de la lecture, de l’audition et du spectacle, tout désir d’agir, de raisonner, de calculer, d’établir des liens de causalité, et le voue à une béatitude extatique – négatrice, par là même, de l’ennui.

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Devant une belle femme, le désir d’un homme se trouve interdit, tandis que, devant une jolie femme, son désir s’affole.

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Dans la mesure où le beau suscite un plaisir de contemplation, une belle femme relègue un homme à une distance respectueuse, nécessaire au seul désir qui s’impose en cet instant : le désir désintéressé – détaché (provisoirement, du moins) d’une finalité sexuelle – de regarder sa beauté.

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Alors que, selon l’excellente formule de Milan Kundera, « la coquetterie est une promesse de coït » faite aux hommes, l’élégance est une invitation à ce qu’ils restent à leur place. La femme coquette, comme l’indique le mot, est une cocotte ; la femme élégante, comme l’indique aussi le mot – en latin, elegans signifie « qui sait choisir avec goût » –, est une artiste?

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Est belle toute œuvre qui me plaît, bien sûr, et, surtout, qui me sied au point de prendre place en moi comme souvenir marquant capable de me charmer longtemps, de me hanter et de stimuler ma réflexion.

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Si je n’éprouve pas la sensation de cet aller vers un monde hors du monde et de ce retour au cœur même du monde, alors je n’ai pas affaire à de l’art. Or, les trois dimensions qui rendent le monde contenu dans une œuvre étranger à la réalité qui me cerne relèvent de l’utopie, de l’achronie, du silence.

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En donnant à voir, comme à travers un verre grossissant, un archétype de ce qui constitue le monde et fait de la vie une souffrance, toute œuvre supprime chez le contemplateur, le lecteur, l’auditeur et le spectateur, et ce le temps de la contemplation, de la lecture, de l’audition et du spectacle, tout désir d’agir, de raisonner, de calculer, d’établir des liens de causalité, et le voue à une béatitude extatique – négatrice, par là même, de l’ennui.

samedi 2 avril 2016

On ne meurt pas de chagrin - Frédéric Schiffter - *****

Présentation :

« Le début de ma vie au Sénégal, jusqu’à mes sept ans environ, s’est passé dans une relative insouciance. La réalité alentour sur laquelle, toi, mon père, tu régnais, constituait ce que l’on appelle un monde. Chaque moment du jour et chaque période de l’année obéissait à un emploi du temps cosmique : l’école, les repas, les déplacements, les devoirs, les heures de jeu avec les voisins de mon âge, les week-ends à la plage de N’Gor ou de Popenguine, les grandes vacances en France, le mois d’octobre de scolarité à Biarritz, puis le retour à Dakar chaque début de novembre. Mon enfance tournait sans à-coups, assez heureuse. Le bonheur suppose de ne pas penser et je ne pensais pas. Si tout avait continué ainsi, je n’aurais jamais pensé.

En fait, je n’étais pas né.
Chaque humain passe par deux naissances. La première, biologique. La seconde, biographique. Ma biographie commence par ta mort, dix ans après ma venue au monde. »

Miettes :

Le temps passant, je méprisais toujours plus les milieux où le préjugé commande à l’intelligence, où l’ignorance en remontre à la culture, où le carriérisme étouffe le dilettantisme.

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Les parents qui sortent gaiement de leur portefeuille une photographie de leur progéniture encore emmaillotée et sur le point de marcher exhibent une anomalie de la nature. Dans cette chair potelée s’incarne l’horreur historique passée et à venir. Dans ces yeux ronds étonnés ou rieurs percent les aspirations d’un primate mégalomane déterminé à échapper au sort commun des espèces. Pareille monstruosité précoce et en devenir chez l’enfant en bas âge saute aux yeux quand ses parents vous infligent de petites vidéos tournées au moyen de leur téléphone portable. Aveuglés par leur amour, ces derniers ignorent qu’ils vous livrent là un document anthropologique angoissant. Car, à l’évidence, ce minuscule bipède qui leur ressemble, gazouillant, entreprenant de découvrir le monde à quatre pattes et touchant à tout, s’acharne à détruire en lui la grâce de l’innocence animale. Ses gestes, ses mouvements, ses mimiques, ses pleurs, ses rires, expriment une volonté de puissance et un désir de nuisance. Son babil annonce une foi dans les mots, trahit sa vocation au bavardage, laisse entendre de futurs prêches, prophéties, spéculations, imprécations, slogans, logorrhées, radotages.

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Les systèmes philosophiques n’ont pas vocation à nous orienter dans la pénombre qui nous englobe et à donner un sens à la tragi-comédie que nous y jouons, mais à forcer notre jugeote avant que la trappe ne s’ouvre sous nos pieds. Faute de me consoler, les philosophes, de par leurs désaccords et, même, leurs inimitiés, m’ont permis de me réjouir du renoncement à tout comprendre de la vie et de douter des discours rassurants qu’on tient sur elle, ce qui, en aucun cas, n’a fait de moi un sage mais un amateur d’incertitudes.

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Cette lassitude chronique que je ressens depuis toujours comme une fatigue d’être né et qui a déterminé mon être au monde n’est pas la paresse, mais la flemme. Je connais des paresseux mais leur mollesse n’a rien de pathologique. C’est une tendance commune à tous les mammifères mais à laquelle, chez l’humain, la perspective de l’enrichissement, du pouvoir, de la renommée, met fin. L’intérêt guérit de la paresse. En revanche, la flemme, du moins le cas qui m’affecte, demeure sans remède. Elle m’interdit ce genre d’opportunisme prôné par les sages anciens qui recommandaient aux candidats à la réussite d’être attentifs au bon moment qui se présente afin de le saisir et d’en tirer profit. Parce que tout me fait peine, je ne remplis que le premier point de cette doctrine. Je vois bien quand une aubaine s’offre à moi, mais je la laisse filer – tel un surfeur qui, au lieu de ramer avec énergie sur la vague qui lui donnerait tant de plaisir à glisser, la cède à un autre surfeur qu’il regarde s’éloigner vers le rivage debout et triomphant sur sa planche.

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Quand j’avais dix-sept ans, ma génération avait encore en mémoire Gatsby, Roquentin, Meursault, Lolita. Le personnage est mort – d’où le succès actuel de l’autofiction, récit minuscule où l’auteur a pris sa place.