samedi 2 novembre 2013

La fille automate - Paolo Bacigalupi - *****

Après le prix Locus, voici un Grand Prix de l'Imaginaire bien mérité.

Paolo Bacigalupi nous plonge dans un univers qui pourrait être le nôtre dans quelques années. Un roman dense, assez noir, le genre de roman dont on ne ressort pas vraiment, qui laisse une impression tenace. Une tension s'installe très vite autour de ces personnages sur le fil du rasoir. De la SF comme j'aime. Un auteur à suivre...


Quatrième:

La sublime Emiko n'est pas humaine. C'est une créature artificielle, élevée en crèche et programmée pour satisfaire les caprices décadents d'un homme d'affaires de Kyoto. Êtres sans âme pour certains, démons pour d'autres, les automates sont esclaves, soldats ou jouets pour les plus riches, en ce XXIe siècle d'après le grand krach énergétique, alors que les effets secondaires des pestes génétiquement modifiées ravagent la Terre et que les producteurs de calories dirigent le monde. Qu'arrive-t-il quand l'énergie devient monnaie ? Quand le bioterrorisme est outil de profit ? Et que les dérives génétiques font basculer le monde dans révolution posthumaine ?


Premières lignes:

– Non. Pas de mangoustan. (Anderson Lake se penche, l’index en avant.) Je veux celui-ci. Kaw pollamai nee khap. Celui à la peau rouge avec les poils verts.
La paysanne sourit, dévoilant des dents noircies par le bétel et désigne une pyramide de fruits entassés à côté d’elle.
Un nee chai mai kha ?
– C’est ça. Ceux-ci. Khap. (Anderson hoche la tête et se force à sourire.) Comment les appelle-t-on ?
Ngaw.
Elle prononce le nom lentement, par égard pour ses oreilles étrangères, et lui tend un échantillon.
Anderson prend le fruit en fronçant les sourcils.
– C’est nouveau ?
Kha.
Elle opine.
Anderson fait tourner le fruit dans sa main, l’étudie. Cela ressemble plus à une anémone de mer au ton criard, ou à un poisson-globe étrangement velu, qu’à un fruit. Des vrilles grossières saillent de toutes parts, lui chatouillent la paume. La peau du fruit a la couleur de la rouille vésiculeuse mais, quand il le renifle, il ne flaire aucune odeur de pourriture. Il semble parfaitement sain, malgré son apparence.
Ngaw, répète la paysanne puis, comme si elle lisait ses pensées : Nouveau. Pas rouille.
Anderson hoche distraitement la tête. Le soi du marché autour bruisse des chalands matinaux de Bangkok. Des montagnes de durians emplissent les allées en piles puantes tandis que les poissons à tête de serpent et les plaa à nageoires rouges éclaboussent les passants depuis leurs bassins. Des bâches polymères d’huile de palme ploient sous la fournaise du soleil tropical, ombrant le marché avec leurs figurations peintes à la main de sociétés maritimes ou du visage de la Reine Enfant révérée. Un homme le bouscule, des poulets carmin à la main levée haut, qui se débattent et caquettent leur outrage, en route vers l’abattoir ; une femme en pha sin coloré marchande en souriant avec les vendeurs, faisant baisser les prix du riz U-Tex transpiraté et de la nouvelle variante de tomates.
Rien de tout cela ne touche Anderson.
Ngaw, répète la femme, cherchant à attirer son attention.
Les longues vrilles du fruit lui chatouillent la paume, le mettant au défi de reconnaître son origine. Un nouveau succès thaï dans le piratage génétique, de même que les tomates, les aubergines et les piments qui débordent des étals avoisinants. Comme si les prophéties grahamites se réalisaient. Comme si saint François lui-même se retournait dans sa tombe, agité, se préparant à traverser le monde avec le trésor des calories historiques perdues.
Et les trompettes annonceront sa venue et l’Éden sera.
Anderson fait tourner le fruit étrange dans sa main. Il ne pue pas la cibiscose. Il ne présente pas la croûte de la rouille vésiculeuse. Aucun graffiti de charançon transpiraté ne décore sa peau. Fleurs, légumes, arbres et fruits forment la géographie mentale d’Anderson Lake, pourtant, il n’y trouve nulle aide qui le mènerait à une identification.
Ngaw. Un mystère.



samedi 19 octobre 2013

Le joueur d'échecs - Stefan Zweig - ****

Ce roman (nouvelle ?) trainait depuis quelques temps dans ma PAL (pile à lire). Je l'ai lu comme une parenthèse dans des lectures en peu plus trapues. C'est un livre qui se lit d'une traite, très prenant, en est-il pour autant un chef-d’œuvre ? Une fois encore, lorsque la critique précède la lecture, les risques de déception grimpent en flèche. En fait, je crois que cette œuvre ne prend sa mesure que lorsqu'elle est remise dans son contexte d'écriture (nazisme, suicide de Zweig, ...).

Quatrième:
Czentowicz, champion d'échecs arrogant, esprit borné à outrance, inculte et étonnamment stupide, occupe le premier plan jusqu'à l'entrée en scène de Monsieur B. Dès lors que cet aristocrate autrichien s'intéresse à la partie livrée entre le champion et les passagers amateurs, la direction du texte bascule. Par un effet de symétrie, la narration se transforme en un face à face tendu entre un esprit brillant et rapide à l'intelligence abstraite et un cerveau au pragmatisme brutal, incapable de projection véritable. Mise en scène percutante de la résurrection de la folie, cette nouvelle oscille entre ouverture et enfermement. Dans cette avancée implacable de la stupidité destructrice, allégorie de la victoire du nazisme mais aussi chef-d'oeuvre de composition, Zweig s'intéresse peu à la survie du corps, préférant montrer les réactions de l'esprit, qui trouve un symbole parfait dans ce jeu éminemment intelligent mais désespérément stérile. Publié en 1943, un an après le suicide de son auteur, Le Joueur d'échecs fait figure de testament dans l'oeuvre de Zweig. --Sana Tang-Léopold Wauters

Extrait:

« Une chambre particulière dans un hôtel – peut-on rêver traitement plus humain, n’est-ce pas ? Et pourtant, croyez-moi, c’était pour nous appliquer une méthode plus raffinée, mais non pas plus humaine, qu’on nous logeait en « personnalités importantes » dans des chambres d’hôtel particulières et convenablement chauffées, plutôt que dans des baraques glacées et avec vingt personnes. Car la pression qu’on voulait exercer sur nous pour nous arracher les renseignements recherchés était d’une espèce plus subtile que celle des coups de bâton et des tortures corporelles : c’était l’isolement le plus raffiné qui se puisse imaginer. On ne nous faisait rien – on nous laissait seulement en face du néant, car il est notoire qu’aucune « chose au monde n’oppresse davantage l’âme humaine. En créant autour de chacun de nous un vide complet, en nous confinant dans une chambre hermétiquement fermée au monde extérieur, on usait d’un moyen de pression qui devait nous desserrer les lèvres, de l’intérieur, plus sûrement que les coups et le froid. Au premier abord, la chambre qu’on m’assigna n’avait rien d’inconfortable. Elle possédait une porte, un lit, une chaise, une cuvette, une fenêtre grillagée. Mais la porte demeurait verrouillée nuit et jour, il m’était interdit d’avoir un livre, un journal, du papier ou un crayon. Et la fenêtre s’ouvrait sur un mur coupe-feu. Autour de moi, c’était le néant, j’y étais tout entier plongé. On m’avait pris ma montre, afin que je ne mesure plus le temps, mon crayon, afin que je ne puisse plus écrire, mon couteau, afin que je ne m’ouvre pas les veines : on me refusa même la légère griserie d’une cigarette. Je ne voyais jamais aucune figure humaine, sauf celle du gardien, qui avait ordre de ne pas m’adresser la parole et de ne répondre à aucune question. Je n’entendais jamais une voix humaine. Jour et nuit, les yeux, les oreilles, tous les sens ne « trouvaient pas le moindre aliment, on restait seul, désespérément seul en face de soi-même, avec son corps et quatre ou cinq objets muets : la table, le lit, la fenêtre, la cuvette. On vivait comme le plongeur sous sa cloche de verre, dans ce noir océan de silence, mais un plongeur qui pressent déjà que la corde qui le reliait au monde s’est rompue et qu’on ne le remontera jamais de ces profondeurs muettes. On n’avait rien à faire, rien à entendre, rien à voir, autour de soi régnait le néant vertigineux, un vide sans dimensions dans l’espace et dans le temps. On allait et venait dans sa « chambre, avec des pensées qui vous trottaient et vous venaient dans la tête, sans trêve, suivant le même mouvement. Mais, si dépourvues de matière qu’elles paraissent, les pensées aussi ont besoin d’un point d’appui, faute de quoi elles se mettent à tourner sur elles-mêmes dans une ronde folle. Elles ne supportent pas le néant, elles non plus. On attendait quelque chose du matin au soir, mais il n’arrivait rien. On attendait, recommençait à attendre. Il n’arrivait rien. À attendre, attendre et attendre, les pensées tournaient, tournaient dans votre tête, jusqu’à ce que les tempes vous fassent mal. Il n’arrivait toujours rien. On restait seul. Seul. Seul. »
Stefan Zweig - Le joueur d'échec



samedi 5 octobre 2013

Platon et son ornithorynque ... - Thomas Cathcart et Daniel Klein - ****


" Ce sont mes principes, si tu ne les aimes pas, j'en ai d'autres ", disait Groucho Marx, à qui ce livre est dédié. Voici une véritable introduction à la philosophie qui a pour ambition de puiser ses exemples dans le riche patrimoine mondial des histoires drôles. Pour aborder sans crainte Platon, Kant, Aristote ou Descartes.
EXISTENTIALISME : " l'existence précède l'essence ". Si vous êtes d'accord avec cette proposition, vous êtes un existentialiste. Sinon vous existez quand même, mais vous êtes essentiellement en dehors du coup.
Après avoir obtenu leur diplôme de philosophie à Harvard, Thomas Cathcart et Daniel Klein ont mené une carrière classique : Thomas s'est occupé des gangs de rue à Chicago et à fréquenté plusieurs instituts de théologie. Daniel a longtemps écrit des textes comiques pour le théâtre et se consacre aujourd'hui à l'écriture de thrillers.

Extrait:

Madame Bongrain intente un procès à un homme pour diffamation de sa personne, au motif qu’il l’a traitée de truie. L’homme est jugé coupable et condamné à payer des dommages et intérêts. À l’issue du procès, il demande au juge : « Cela veut-il dire que je ne peux plus traiter Madame Bongrain de truie ? »
Le juge répond : « Vous avez parfaitement compris. »
« Et cela signifie-t-il que je ne peux pas surnommer une truie Madame Bongrain ? »
« Non », dit le juge, « vous êtes libre de surnommer une truie Madame Bongrain. Il n’y a aucun délit à cela. »
L’homme regarde Madame Bongrain droit dans les yeux et lui dit : « Bonne journée, Madame Bongrain. »

 Thomas Cathcart & Daniel Clain - Platon et son ornithorynque entrent dans un bar


samedi 21 septembre 2013

L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine - Ruwen Ogien - *****


On pourrait être effrayé par des mots comme "philosophie expérimentale", "éthique", "conséquentialisme", "utilitarisme", ... En fait, Ruwen Ogien nous propose simplement quelques expériences de pensée qui nous permettent d'analyser nos réactions face à une situation et surtout de définir ce qu'il en est de nos prétendus principes moraux.
Une invitation à penser nos comportements, à ne pas se cacher derrière des grands mots.

Quatrième:

Vous trouverez dans ce livre des histoires de criminels invisibles, de canots de sauvetage qui risquent de couler si on ne sacrifie pas un passager, des machines à donner du plaisir que personne n'a envie d'utiliser, de tramways fous qu'il faut arrêter par n'importe quel moyen, y compris en jetant un gros homme sur la voie. Vous y lirez des récits d'expériences montrant qu'il faut peu de choses pour se comporter comme un monstre, et d'autres expériences prouvant qu'il faut encore moins de choses pour se comporter quasiment comme un saint : une pièce de monnaie qu'on trouve dans la rue par hasard, une bonne odeur de croissants chauds qu'on respire en passant. Vous y serez confrontés à des casse-tête moraux. Est-il cohérent de dire : "ma vie est digne d'être vécue, mais j'aurais préféré de ne pas naître" ? Est-il acceptable de laisser mourir une personne pour transplanter ses organes sur cinq malades qui en ont un besoin vital ? Vaut-il mieux vivre la vie brève et médiocre d'un poulet d'élevage industriel ou ne pas vivre du tout ? Cependant, le but de ce livre n'est pas de montrer qu'il est difficile de savoir ce qui est bien ou mal, juste ou injuste. Il est de proposer une sorte de boîte à outils intellectuels pour affronter le débat moral sans se laisser intimider par les grands mots ("Dignité", "vertu", "Devoir", etc.), et les grandes déclarations de principe ("Il ne faut jamais traiter une personne comme un simple moyen", etc.). C'est une invitation à faire de la philosophie morale autrement, à penser l'éthique librement.

Quelques exemples d'expériences:
  • Est-il acceptable de tuer un piéton imprudent pour éviter de laisser mourir cinq personnes gravement blessées qu’on transporte à l’hôpital en urgence ?
  • Est-il permis de détourner un tramway qui risque de tuer cinq personnes vers une voie d’évitement où une seule sera écrasée ?
  • L’inceste peut-il être pratiqué en toute innocence ?
  • Est-il immoral de nettoyer les toilettes avec le drapeau national ?
  • Que feriez-vous pour sauver la vie d’un enfant ?
  • Est-il acceptable de tuer une personne en bonne santé pour transplanter ses organes sur cinq malades qui en ont un besoin vital ?
  • Est-il permis de faire exécuter un innocent pour éviter un massacre ?
  • Échangeriez-vous votre vie réelle, marquée par des frustrations et des déceptions, des succès partiels et des rêves inaccomplis, contre une vie d’expériences désirables mais complètement artificielles, provoquées par des moyens chimiques ou mécaniques ?
  • Accepteriez-vous de rester neuf mois immobilisé dans un lit pour sauver la vie d’un inconnu ?
  • Qui suis-je si toutes mes cellules ont été reconstruites à l’identique ou si tous mes organes ont été remplacés ?
  • À quoi ressemblerait un monde où la sexualité serait libre ?



samedi 15 juin 2013

On ne meurt qu'une fois - Patrick Pelloux - ***

Quatrième de couverture:
Le médecin urgentiste fait une description clinique de la fin de la vie et des causes de la mort de 30 personnalités historiques ou culturelles : le jeune roi Charles IX atteint par le bacille de Koch, La Fontaine mort de la tuberculose, l'amiral Nelson mort d'une blessure par balle, etc.









Extrait:
Botul, une vie romanesque pour l'éternité

Lairière, 15 août 1947. Dans la chaleur de l'été, le petit village résonne très vite de la nouvelle : Botul est mort. Depuis six jours, il était recherché dans les montagnes des Corbières. L'inventeur du botulisme, théorie reprise par les plus brillants philosophes du siècle, salué par de nombreux critiques et dont les thèses sont si souvent débattues. Il rêvait de mourir dans son lit, comme Kant, mais son destin sera différent.
Ayant souffert de tuberculose dans l'enfance, sa santé n'a jamais été bonne. Il en garde une défiance envers les docteurs, comme Voltaire, une moquerie comme Molière, les gardant à distance, comme aurait dit Churchill. Botul s'intéresse à la médecine par nécessité, juste après avoir vu ses amis du 3e régiment d'infanterie se faire balayer comme l'herbe, au vent mauvais, lors d'une charge sous la mitraille allemande en 1916. Seul au milieu des morts en train de se vider de leur sang telles des outres de sauce tomate, il a dévalé dans une tranchée avec le sang de ses potes qui coulait comme un petit ruisseau sur son uniforme en laine. Puis il s'est mis à baver et à vomir lorsqu'il a reçu le nuage de gaz moutarde. Le nez dans la boue, l'odeur de brûlé, les cris des soldats déchiquetés et la peur se sont à jamais gravés dans sa mémoire.
Souffrant d'une névrose post-traumatique, il est placé dans un hôpital de l'arrière. Geneviève Truchot, jeune et belle infirmière, s'occupe de lui redonner le moral, et le jeune Jean-Baptiste tombe amoureux. Elle lui donne beaucoup d'amour et la syphilis, comme il le décrit avec un style digne de Shakespeare dans une lettre peu connue où il parle de sa souffrance d'une infection urinaire. Rarement un auteur a décrit comme lui les brûlures mictionnelles, avec les détails des écoulements qui lui rappelaient les pâtisseries de son enfance ! Entre les deux guerres, il fait beaucoup de voyages au cours desquels il attrape à peu près toutes les maladies exotiques et tropicales, ce qui n'arrange pas ses problèmes respiratoires. Sa santé et son moral sont bons jusqu'à la mort de sa Geneviève, renversée par un cheval en plein Paris, le soir de Noël 1920. Elle est conduite au poste de garde de l'Hôtel-Dieu, où une infirmière pose un tampon d'ouate avec de l'alcool iodé en attendant le chirurgien, mais l'artère saigne en geyser et Botul, terrorisé, ne peut détacher les yeux de ce spectacle terrible, se souvenant du champ de bataille. Il reste assis par terre pendant que sa femme agonise. Elle expire sous son regard alors qu'un chirurgien tente de l'amputer à hauteur de la cuisse. Il décrit cette similitude entre la mort de son amoureuse et la guerre dans un livre « jamais achevé et introuvable », selon le philosophe Frédéric Pagès.
Sa désespérance est grande et non traitée. Il se met à boire, puis il lit les écrits de Freud et se rattache aux discours philosophiques, mais cela n'apaise en rien ses cauchemars et ses crises d'angoisse aiguës qui lui font voir des cadavres partout. Il évite tous les quartiers de Paris où se trouve un cimetière. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, il signe plusieurs écrits pour soutenir la création de la Sécurité sociale et les textes de loi la définissant.
Il décide de revenir sur ses terres natales des Corbières. L'été 1947 est particulièrement beau et doux. Il lutte contre sa mélancolie en se promenant dans les chemins et forêts domaniales de Castillon ou de Ternes. Le 9 août, il part en fin de matinée pour une grande marche avec son sac contenant deux bouteilles de vin et un gros saucisson. Mais l'alerte n'est donnée aux gendarmes que le 11 août ; tout le monde dans le pays connaît le goût de Botul pour les longues randonnées. Une battue est organisée n'importe comment et avec peu de moyens. Chemins, coteaux et fossés sont fouillés, mais de manière désordonnée. Le brigadier de gendarmerie, un ivrogne notoire plus connu pour ses chutes de cheval que pour ses exploits d'enquêteur, ne demande des renforts que le 13 août. Les journaux nationaux relatent la disparition de Botul mais aucune inquiétude ne submerge la population locale.
Pendant ce temps, le philosophe agonise dans des souffrances atroces. Il a voulu escalader un petit rocher en haut d'un vallon afin de « trouver la paix pour méditer sur le sens du temps », ainsi qu'on le retrouvera noté dans son petit carnet. Il a fait une chute. La jambe droite, brisée au niveau du genou, fait un angle droit avec la cuisse, et a une plaie béante. Il a entraîné dans sa chute des pierres de cette roche si solide, enfonçant une partie de son thorax droit. Il a dû perdre connaissance en raison du traumatisme crânien. Mais Botul a son carnet, alors il se met à écrire son agonie avec son lyrisme bien connu. En reprenant connaissance, il « baigne dans une flaque de [son] sang » et sa « soif est épouvantable », à cause de l'hémorragie. La nuit, il entend des bestioles rôder et il les décrit comme des « fantômes de mes peurs enfouies », ou il se croit dans les tranchées de la Grande Guerre avec « ces soldats morts dans la bataille qui viennent me chercher ». Seule la rosée du matin lui permet de se sentir mieux. Il voit deux sangliers s'approcher, des rongeurs aussi, des insectes lui grimper dessus mais impossible de crier ou d'appeler en raison de l'enfoncement de ses côtes fracturées à gauche, « qui dessine une sorte de S sur ma poitrine ». Sauf au moment où il hurle en repérant un lièvre qui le dévisage d'un air de lapin. Les animaux semblent se marrer lorsqu'ils voient un homme dans une posture ridicule dans la nature ! Il a peur, mais ne perd pas espoir.
Au quatrième jour, il réussit à redresser sa jambe droite dans un cri avant de s'évanouir. Quand il se réveille, il pense à Kant dans son essai des maladies de la tête, « ce qu'on fait contre la grâce de la nature, on le fait toujours très mal », et estime que « ces propos sont sans réalisme, notamment lors d'une fracture en pleine nature ». Il se hisse pour s'asseoir le long de la paroi et, avec le verre de sa montre, fait des reflets.
Un pâtre voit au loin les éclairs. Il faut plus de douze heures pour le localiser. Mais en arrivant telle une lourde mêlée au sommet de la colline, les chevaux des gendarmes, les hommes, les chiens et les charrues provoquent un éboulement qui enterre immédiatement Botul. Tous se taisent. Enterré, mais où ? Il faut une journée de travail pour déblayer un morceau de son corps. Dans sa main serrée, son carnet relatant sa fin. Ses derniers mots sont : « Manquerait plus que tout se casse la gueu... » L'éboulement a sectionné son corps, et, malgré les recherches, les membres inférieurs et le bassin de Botul sont restés dans la montagne. Une autopsie a été réalisée, montrant que le philosophe avait un foie d'alcoolique, un gros cœur, toutes les côtes du côté gauche fracturées, une rate explosée, un cerveau sans aucune lésion.
Afin de ne pas le ridiculiser, on l'enterre dans un cercueil correspondant à sa taille d'origine. L'enquête est rapidement close afin de ne pas entraîner d'émoi dans le pays. Une pétition est lancée pour faire entrer Botul au Panthéon, mais les parlementaires ne sont pas d'accord entre eux, les philosophes se demandent s'il est né Botul et d'autres s'il est bien mort. Même après sa mort, il continue d'animer de vifs débats !
Dans les Corbières, il se raconte que, certains soirs de pleine lune, on entend des cris d'agonie, mais peu de gens y croient, même si cette rumeur se colporte de génération en génération. D'autres prétendent que le dahu ne serait rien d'autre que le bassin et les jambes de Botul qui courent encore dans la montagne. Sûr que cette légende ferait bien rire le philosophe.
Jean-Baptiste Botul est mort à cinquante et un ans.

Patrick Pelloux, On ne meurt qu'une fois et c'est pour si longtemps


Sans commentaire ;)

mercredi 8 mai 2013

Adolphe - Benjamin Constant - *****

Une sympathie particulière pour ce personnage que s'englue dans une relation stérile, qui fait preuve d'une lâcheté sans borne, lucide mais incapable d'affronter la réalité.

Quatrième:


1816
Grand classique du roman d'amour, voici l'histoire malheureuse de Adolphe et Ellénore : Il l'a aimé tout de suite et avec passion... Mais, le coeur des hommes est souvent «girouette»... Elle l'a aimé trop tard, et pour son malheur...







Extrait:

« Aussi timide que lui, mais plus agité, parce que j’étais plus jeune, je m’accoutumai à renfermer en moi-même tout ce que j’éprouvais, à ne former que des plans solitaires, à ne compter que sur moi pour leur exécution, à considérer les avis, l’intérêt, l’assistance et jusqu’à la seule présence des autres comme une gêne et comme un obstacle. Je contractai l’habitude de ne jamais parler de ce qui m’occupait, de ne me soumettre à la conversation que comme à une nécessité importune et de l’animer alors par une plaisanterie perpétuelle qui me la rendait moins fatigante, et qui m’aidait à cacher mes véritables pensées »

« Je ne me trouvais à mon aise que tout seul, et tel est même à présent l’effet de cette disposition d’âme que, dans les circonstances les moins importantes, quand je dois choisir entre deux partis, la figure humaine me trouble, et mon mouvement naturel est de la fuir pour délibérer en paix. ».

« Je lisais de préférence dans les poètes ce qui rappelait la brièveté de la vie humaine. Je trouvais qu’aucun but ne valait la peine d’aucun effort. Il est assez singulier que cette impression se soit affaiblie précisément à mesure que les années se sont accumulées sur moi. Serait-ce parce qu’il y a dans l’espérance quelque chose de douteux, et que, lorsqu’elle se retire de la carrière de l’homme, cette carrière prend un caractère plus sévère, mais plus positif ? Serait-ce que la vie semble d’autant plus réelle que toutes les illusions disparaissent, comme la cime des rochers se dessine mieux dans l’horizon lorsque les nuages se dissipent ? ».

« Je n’avais de haine contre personne, mais peu de gens m’inspiraient de l’intérêt ; or les hommes se blessent de l’indifférence, ils l’attribuent à la malveillance ou à l’affectation ; ils ne veulent pas croire qu’on s’ennuie avec eux, naturellement.»
Benjamin Constant - Adolphe




samedi 23 mars 2013

1Q84 - Haruki Murakami - ***



Roman en trois tomes, des personnages attachants mais surtout une ambiance particulière. L'auteur nous pousse progressivement vers le fantastique en suivant alternativement les deux personnages (trois dans le dernier tome).

Peut-être quelques longueurs mais qui sont probablement nécessaires pour installer cette ambiance si particulière.

Présentation:

Au Japon, en 1984.
C'est l'histoire de deux mondes, celui réel de 1984 et un monde parallèle tout aussi vivant, celui de 1Q84. Deux mondes imbriqués dans lesquels évoluent, en alternance, Aomamé et Tengo, 29 ans tous deux, qui ont fréquenté la même école lorsqu'ils avaient dix ans. A l'époque, les autres enfants se moquaient d'Aomamé à cause de son prénom, « Haricot de soja », et de l'appartenance de ses parents à la nouvelle religion des Témoins. Un jour, Tengo l'a défendue et Aomamé lui a serré la main. Un pacte secret conclu entre deux enfants, le signe d'un amour pur dont ils auront toujours la nostalgie.
En 1984, chacun mène sa vie, ses amours, ses activités.
Tueuse professionnelle, Aomamé se croit investie d'une mission : exécuter les hommes qui ont fait violence aux femmes. Aomamé a aussi une particularité : la faculté innée de retenir quantité de faits, d'événements, de dates en rapport avec l'Histoire.
Tengo est un génie des maths, apprenti-écrivain et nègre pour un éditeur qui lui demande de réécrire l'autobiographie d'une jeune fille échappé à la secte des Précurseurs. Il est aussi régulièrement pris de malaises lors desquels il revoit une scène dont il a été témoin à l'âge d'un an et demi.
Les deux jeunes gens sont destinés à se retrouver mais où ? Quand ? En 1984 ? Dans 1Q84 ? Dans cette vie ? Dans la mort ?

Premières lignes:

LA RADIO DU TAXI DIFFUSAIT une émission de musique classique en stéréo. C’était la Sinfonietta de Janáček. Était-ce un morceau approprié quand on est coincé dans des embouteillages ? Ce serait trop dire. D’ailleurs, le chauffeur lui-même ne semblait pas y prêter une oreille attentive. L’homme, d’un âge moyen, se contentait de contempler l’alignement sans fin des voitures devant lui, la bouche serrée, tel un vieux marin aguerri, debout à la proue de son bateau, appliqué à déchiffrer quelque sinistre pressentiment dans la jonction des courants marins. Aomamé, profondément enfoncée dans le siège arrière du véhicule, écoutait, les yeux mi-clos.
Combien y aurait-il d’auditeurs, à l’écoute des premières mesures de la Sinfonietta de Janáček, qui reconnaîtraient immédiatement ce morceau ? Disons : entre « très peu » et « presque aucun ». Mais Aomamé, elle, pour une raison ou une autre, en était capable.
Janáček avait composé cette courte symphonie en 1926. Le thème principal avait été conçu à l’origine pour une fanfare à l’occasion d’une rencontre sportive. Aomamé imaginait la Tchécoslovaquie de 1926. Après la Première Guerre mondiale, le pays s’était enfin libéré de la très longue domination des Habsbourg, les gens buvaient de la bière Pilzner dans les cafés, ils fabriquaient des mitrailleuses efficaces et raffinées, ils goûtaient la paix passagère qui visitait l’Europe centrale. Franz Kafka, encore méconnu, avait disparu deux ans auparavant. Bientôt apparaîtrait Hitler, qui ne ferait qu’une bouchée de ce joli petit pays. Mais, en ce temps-là, tout le monde ignorait que des événements aussi terribles allaient advenir. Ce que l’Histoire enseigne de plus important aux hommes pourrait se formuler ainsi : « À l’époque, personne ne savait ce qui allait arriver. »
En écoutant cette musique, Aomamé imaginait les vents qui balayaient sans obstacle les plaines de Bohême et laissait ses pensées vagabonder sur l’Histoire.
1926, c’était la mort de l’empereur Taishô, le commencement d’une ère nouvelle, l’ère Shôwa. Au Japon aussi, ce serait le début d’une époque sombre et terrible. Le modernisme et la démocratie avaient joué leur bref intermède. Celui-ci achevé, le fascisme imposerait sa loi.
L’histoire, comme le sport, était ce qui intéressait le plus Aomamé. Elle ne se lassait pas de lire de nombreux ouvrages historiques, alors qu’elle n’était guère portée sur les romans. En matière d’histoire, elle aimait avant tout que tous les événements soient bien reliés à une chronologie et à un lieu précis. Elle n’avait aucune difficulté à se souvenir des dates. Même quand elle ne l’avait pas apprise par cœur, la chronologie se dessinait automatiquement, du moment qu’elle avait saisi la cohésion d’ensemble des divers événements. Au collège et au lycée, Aomamé avait toujours les meilleures notes de la classe aux contrôles d’histoire, et elle trouvait étrange qu’un élève ait du mal à retenir la succession des dates, alors que c’était si facile d’y parvenir.
Aomamé était son vrai nom. Son grand-père paternel était originaire de la préfecture de Fukushima et là-bas, dans des petites villes ou villages des montagnes, un certain nombre de personnes portaient réellement ce nom d’« Aomamé » – haricots de soja verts. Elle-même ne s’était jamais rendue dans cette région. Avant sa naissance, son père avait rompu avec sa famille. Il en allait de même avec sa lignée maternelle. Par conséquent, Aomamé n’avait jamais rencontré un seul de ses grands-parents. Elle n’avait pour ainsi dire pas voyagé, mais, en de rares occasions, elle avait consulté l’annuaire téléphonique de son hôtel pour chercher si des gens portaient ce patronyme. Jamais elle n’en avait trouvé nulle part, dans aucune ville, grande ou petite. Elle avait chaque fois l’impression d’être une naufragée solitaire jetée dans un immense océan.
Donner son nom était pénible. Dès qu’elle l’avait prononcé, son interlocuteur prenait un air surpris ou la considérait d’un œil embarrassé. Mademoiselle Aomamé ? Oui, c’est bien ça. Et mon nom s’écrit A-o-m-a-m-é, comme les haricots de soja, bleu-vert, oui. Quand elle avait travaillé dans une entreprise et qu’elle avait dû avoir des cartes de visite, les tracasseries avaient été d’autant plus nombreuses. L’autre regardait longuement, d’un œil méfiant, la carte qu’elle lui tendait. Comme si elle lui avait fait lire une lettre maléfique à brûle-pourpoint. Lorsqu’elle se présentait au téléphone, il y avait même des rires étouffés. Dans la salle d’attente de la mairie ou de l’hôpital, dès que son nom était appelé, les gens levaient le nez pour la regarder. Quelle tête pouvait bien avoir quelqu’un affublé d’un nom pareil ?
Parfois, les gens se trompaient et l’appelaient « Edamamé » – haricots de soja encore verts – ou même « Soramamé » – fèves. Chaque fois, elle rectifiait. « Non, ce n’est pas Edamamé (ou Soramamé). Bien sûr, ces noms se ressemblent… » Et la personne de s’excuser avec un petit rire. « Voyez-vous, c’est un nom tellement rare… » En trente ans, combien de fois lui avait-il fallu entendre la même chose ? Combien de plaisanteries stupides ?
Si je n’étais pas née avec un nom pareil, peut-être ma vie aurait-elle pris un tour différent. Si je m’étais appelée « Satô » ou « Tanaka » ou encore « Suzuki », un patronyme bien banal, j’aurais peut-être eu une existence plus tranquille et regardé les autres d’un œil plus tolérant. Possible.
Aomamé, les yeux clos, écoutait la musique avec attention. Elle se laissait envahir par les belles vibrations produites par l’unisson des bois. Brusquement, quelque chose la frappa. La qualité de la musique était trop bonne pour une radio de taxi. Même à faible volume, le son était profond et les harmoniques clairement restitués. Elle ouvrit les yeux, se redressa et examina la stéréo encastrée dans le tableau de bord. L’appareil était tout noir, élégant et brillant. Elle ne pouvait voir le nom du fabricant mais comprenait bien que c’était un modèle de prix, avec ses multiples réglages et son affichage numérique vert en façade. Sans doute un appareil de première qualité. Pour un taxi ordinaire appartenant à une compagnie, une aussi belle installation stéréo, c’était étonnant.
Aomamé examina l’intérieur de la voiture plus attentivement. Elle n’y avait pas vraiment prêté attention en montant, car elle était absorbée dans ses pensées, mais avec un examen plus minutieux elle voyait bien que ce n’était pas un taxi ordinaire. La qualité de l’équipement intérieur était remarquable, le confort des sièges parfait. Et surtout, le calme régnait dans l’habitacle. La voiture semblait être équipée d’un dispositif antibruit, et le vacarme extérieur ne pénétrait pratiquement pas à l’intérieur. Comme dans un studio insonorisé. Peut-être s’agissait-il d’un taxi indépendant ? Il existait parmi eux des chauffeurs qui dépensaient sans compter afin d’améliorer leur véhicule. Elle chercha de l’œil la plaque d’enregistrement, en vain. Il n’avait cependant pas l’air d’être un clandestin, sans permis. Il y avait bien un compteur qui calculait précisément le prix de la course. Il indiquait alors 2 150 yens. Mais on ne voyait nulle part de plaque portant le nom du chauffeur.

samedi 9 mars 2013

Éloge des frontières - Régis Debray - ****


Voici un petit livre qui bouscule quelque peu les idées reçues et le conformisme bien pensant. Il est la transcription d'une conférence donnée au Japon.

Régis Debray y rappelle que la frontière, mise à mal par la mondialisation, par le "village global", est un élément constitutif de notre être, que la limite, qu'elle soit géographique ou psychique (moi/autre) est ce qui permet de nous définir. Il remet en avant les mythes fondateurs où la clôture, même symbolique, permet de définir le peuple. La limite, la séparation, structurent, donnent la "forme". De Dieu qui sépare la lumière des ténèbres, à Romulus qui trace le pomérium avec son soc de charrue, des villes qui définissent leurs enceintes, ou tout simplement de la peau, la frontière est partout.


Quatrième de couverture:

«En France, tout ce qui pèse et qui compte se veut et se dit "sans frontières". Et si le sans-frontiérisme était un leurre, une fuite, une lâcheté? Partout sur la mappemonde, et contre toute attente, se creusent ou renaissent de nouvelles et d'antiques frontières. Telle est la réalité. En bon Européen, je choisis de célébrer ce que d'autres déplorent : la frontière comme vaccin contre l'épidémie des murs, remède à l'indifférence et sauvegarde du vivant. D'où ce Manifeste à rebrousse-poil, qui étonne et détonne, mais qui, déchiffrant notre passé, ose faire face à l'avenir.» Régis Debray.




Extrait:

Faut-il le préciser ? Interface polémique entre l’organisme et le monde extérieur, la peau est aussi loin du rideau étanche qu’une frontière digne de ce nom l’est d’un mur. Le mur interdit le passage ; la frontière le régule. Dire d’une frontière qu’elle est une passoire, c’est lui rendre son dû : elle est là pour filtrer. Un système vivant est un système thermodynamique d’échanges avec le milieu, terrestre, maritime, social. Les pores font respirer la peau, comme les ports, les îles, et les ponts, les fleuves.

...

On n’a jamais tant parlé de biodiversité que depuis le triomphe de l’uniformité. Le hot-dog n’a-t-il pas fait la gloire du camembert de Normandie, l’autoroute du chemin de grande randonnée, la tour en verre de la poutre apparente ? Effet fermette, effet boomerang. Dans un premier temps, le réseau triomphe du site, jusqu’au moment, deuxième temps, où il l’exalte par contrecoup, et parfois pour le pire. Ce choc en retour aura été la punition du non-lieu, de l’ou-topos, du n’importe où cher aux commissaires du bonheur universel. Nos partisans du socialisme sans rivage ont éludé la question de la frontière, marque de fïnitude, stigmate d’imperfection. D’où leur prédilection pour les îles ou les déserts inhabités, où les Platon, les Thomas More, les Etienne Cabet, les Robert Owen et bien d’autres ont rêvé de bâtir l’homme nouveau. L’isolat évitait la question fatidique. Pas de voisins, rien à négocier, seul au monde. « L’Internationale sera le genre humain », cela commence par un « ici ou là, peu importe », et finit par « en dehors du parti, point de salut ».

...

L’indécence de l’époque ne provient pas d’un excès, mais d’un déficit de frontières. Il n’y a plus de limites à parce qu’il n’y a plus de limites entre.Les affaires publiques et les intérêts privés. Entre le citoyen et l’individu, le nous et le moi-je. Entre l’être et son paraître. Entre la banque et le casino. Entre l’info et la pub. Entre l’école, d’un côté, les croyances et les intérêts, de l’autre. Entre l’État et les lobbies. Le vestiaire et la pelouse. La chambre et le bureau du chef de l’État. Et ainsi de suite. Conflits d’intérêts et liaisons dangereuses résultent d’une confusion des sphères.

Régis Debray - Éloge des frontières