samedi 23 mai 2015

La fille flûte et autres fragments de futurs brisés - Paolo Bacigalupi - *****

Recueil de dix nouvelles, La Fille-flûte et autres fragments de futurs brisés confirme que les possibilités de la science fiction sont aussi importantes sous forme courte que sous forme longue. L'auteur y concentre son regard autour de considérations sociales, politiques et environnementales, et on trouve là de magnifiques variations sur les thèmes qui deviendront centraux dans ses romans.
Presque toutes ces histoires ont été récompensées ou nominées pour les prix Nebula et Hugo, et la nouvelle «L'homme calorie» a remporté le prix Théodore Sturgeon.


1 - La Fille-flûte (The Fluted Girl), pages 7 à 47, trad. Sara DOKE
2 - Peuple de sable et de poussière (People of sand and slag), pages 49 à 84, trad. Julien BÉTAN
3 - Du dharma plein les poches (Pocketful of Dharma), pages 85 à 124, trad. Sara DOKE
4 - Le Pasho (The Pasho), pages 125 à 167, trad. Sara DOKE
5 - L'Homme des calories (The Calorie Man), pages 169 à 226, trad. Sébastien BONNET
6 - Le Chasseur de Tamaris (The Tamarisk Hunter), pages 227 à 247, trad. Sara DOKE
7 - Groupe d'intervention (Pop Squad), pages 249 à 293, trad. Laurent QUEYSSI
8 - Le Yellow Card (Yellow Card Man), pages 295 à 352, trad. Sara DOKE
9 - Plus doux encore (Softer), pages 353 à 372, trad. Sara DOKE
10 - La Pompe six (Pump Six), pages 373 à 434, trad. Claire KREUTZBERGER


Miette:

Des Yellow cards partout, aussi loin que l’œil peut voir : toute une race fuyant la Malaisie qui les chasse vers le grand Royaume thaï. Un grouillement de réfugiés confiés à l’autorité des Chemises blanches du ministère de l’Environnement, comme s’ils n’étaient qu’une espèce invasive supplémentaire à gérer, tels la cibiscose, la rouille vésiculeuse et les charançons transpiratés. Les Yellow cards, les hommes jaunes. Huang ren partout, et Tranh est en retard pour son unique occasion d’échapper au troupeau anonyme. Une seule occasion après tant de mois. Et il est en retard. Il se presse contre un mur pour contourner un vendeur de rats, ravale une nouvelle boule de salive épaisse, suscitée par l’odeur de la chair grillée, se précipite dans une allée menant aux pompes à eau et se fige.
Ils sont dix à faire la queue devant lui. Des vieillards, des jeunes femmes, des mères, des adolescents.
Il se liquéfie et enrage simultanément. S’il avait l’énergie, s’il avait mangé à sa faim hier ou le jour d’avant ou celui d’avant encore, il hurlerait, il jetterait son sac de chanvre sur la chaussée et le piétinerait jusqu’à ce qu’il n’en reste que poussière, mais il a trop peu de calories. Une occasion ratée à cause de la malchance, de l’escalier. Il aurait dû donner son dernier baht au Seigneur du lisier et louer une place dans un appartement avec des fenêtres sur le soleil levant pour se réveiller plus tôt.
Mais il a été avare. Avare de son argent et de son avenir. Combien de fois a-t-il répété à ses fils que dépenser pour gagner plus était parfaitement acceptable ? Pourtant, le Yellow card timoré qu’il est devenu lui a conseillé de conserver son baht. Il s’est accroché à son argent comme un paysan ignorant et a préféré dormir dans l’obscurité d’une cage d’escalier. Il aurait dû se dresser comme un tigre et braver le couvre-feu, les Chemises blanches et leurs matraques noires. Maintenant, il est en retard, il pue la sanie humaine et il fait la queue derrière dix autres qui, eux aussi, doivent boire, remplir un seau, se laver les dents dans l’eau brune du Chao Phraya.
À une époque, il exigeait la ponctualité de ses employés, de sa femme, de ses fils et de ses concubines. C’était quand il avait encore une montre-bracelet à remontoir et pouvait contempler les minutes s’égrener pendant des heures. Il la remontait de temps en temps, écoutait son tic-tac et fouettait ses fils pour leur paresse. S’il n’était pas devenu vieux, confiant et stupide, il aurait vu les choses venir et senti la radicalisation des bandeaux verts. Quand donc son cerveau était-il devenu si paresseux ?
L’un après l’autre, les réfugiés terminent leurs ablutions. Une mère édentée avec une frange de fa’ gan derrière les oreilles s’écarte avec son seau, et c’est enfin le tour de Tranh.
Il n’a pas de seau. Rien que le sac. Le précieux sac. Il le pend près de la pompe et resserre le sarong autour de ses hanches creuses avant de se pencher sous le robinet. Une eau brune et fraîche l’inonde. La bénédiction du fleuve. Sa peau, alourdie par l’humidité, pend comme la chair d’un chat rasé. Il boit l’eau graveleuse, frotte ses dents d’un doigt, se demande quelle sorte de protozoaires il avale. Ça n’a pas d’importance. Il a confiance en sa chance à présent. C’est tout ce qui lui reste.
Des enfants le regardent baigner son vieux corps pendant que leurs mères fouillent les épluchures de mangues PurCal et les coques de tamarins, espérant trouver un morceau de fruit exempt de cibiscose sis.11mt.6… Ou est-ce la 111mt.7 ? Ou la mt.8 ? Autrefois, il connaissait toutes les épidémies semencières. Il savait quand une récolte allait se perdre, si une nouvelle semence avait été piratée. Il profitait de ces informations pour remplir ses clippers de graines fertiles et de produits sains. Mais cette vie était passée.
Ses mains tremblent en sortant les vêtements du sac. Est-ce l’effet de son grand âge ou l’excitation qui le fait trembler ? Des vêtements propres. De bons vêtements. Le costume de lin blanc d’un homme riche.
Les vêtements ne sont pas siens, il se les est appropriés et les a conservés précieusement. Pour cette occasion. Même quand il a désespérément eu envie de les vendre ou de les porter pour remplacer ses loques. Il enfile le pantalon, commence à boutonner la chemise, se presse quand une voix dans sa tête lui rappelle que le temps passe vite.
— Tu les vends ces fringues ? Tu vas parader jusqu’à ce que quelqu’un avec un peu de viande sur les os te les rachète ?
Tranh lève les yeux. Il ne devrait pas, il a reconnu la voix. Pourtant, il ne peut s’en empêcher. Il a été un tigre. Aujourd’hui, il n’est plus qu’une souris effrayée qui sursaute et s’agite à la moindre alerte. Il lève les yeux et Ma est là, debout devant lui, souriant. Gras et souriant. Aussi vivant qu’un loup.

Les brillants - Marcus Sakey ***


Pas désagréable mais sans grande surprise, sauf peut-être le fait d'être publié dans la Série Noire.


Quatrième :
Dans le Wyoming, une petite fille perçoit en un clin d’œil les secrets les plus sombres de tout un chacun. À New York, un homme décrypte les fluctuations des marchés financiers. À Chicago, une femme maîtrise le don d’invisibilité en sachant d’instinct se placer là où personne ne regarde. On les appelle les «Brillants». Depuis les années 1980, 1 % de la population naît avec ces capacités aussi exceptionnelles qu’inexplicables.
Nick Cooper est l’un d’eux : agent fédéral, il a un don hors du commun pour traquer les terroristes. Sa nouvelle cible est l’homme le plus dangereux d’Amérique, un Brillant qui fait couler le sang et tente de provoquer une guerre civile entre surdoués et normaux. Mais pour l’arrêter, Cooper va devoir remettre en cause tout ce en quoi il croit, quitte à trahir les siens.

Miette :

Parce que tous les discours au sujet de la prévention de la guerre ne sont que des conneries. Ce qu'ils veulent vraiment, c'est la contrôler. Ils veulent provoquer et maintenir un état de guerre larvée. Ils veulent que nous soyons tous sur le qui-vive, en train de nous méfier de tout le monde. Les normaux et les anormaux, ceux de gauche et ceux de droite, les riches et les pauvres, tout le monde. Plus nous avons peur, plus nous avons besoin d'eux. Et plus nous avons besoin d'eux, plus ils deviennent puissants.

mercredi 20 mai 2015

Même pas mort - Jean-Philippe Jaworski - ****

En immersion chez les Celtes...
De la bonne littérature de Fantasy

Quatrième :
Je m’appelle Bellovèse, fils de Sacrovèse, fils de Belinos. Pendant la Guerre des Sangliers, mon oncle Ambigat a tué mon père. Entre beaux-frères, ce sont des choses qui arrivent. Surtout quand il s’agit de rois de tribus rivales… Ma mère, mon frère et moi, nous avons été exilés au fond du royaume biturige. Parce que nous étions de son sang, parce qu’il n’est guère glorieux de tuer des enfants, Ambigat nous a épargnés.

Là-dessus, le temps a suivi son cours. Nous avons grandi. Alors mon oncle s’est souvenu de nous. Il a voulu régler ce vieux problème : mon frère et moi, il nous a envoyés guerroyer contre les Ambrones. Il misait sur notre témérité et notre inexpérience, ainsi que sur la vaillance des Ambrones. Il avait raison : dès le début des combats, nous nous sommes jetés au milieu du péril. Comme prévu, je suis tombé dans un fourré de lances. Mais il est arrivé un accident. Je ne suis pas mort.

Miette:

Dans le jour finissant, sur un isthme de sable et de galets fraîchement lavés, j’avance vers l’île des Vieilles. Je marche seul, pour la première fois depuis des mois, des années, sinon depuis ma naissance.
Le péril, je l’ai déjà affronté, à plusieurs reprises. Mais c’est une chose de voir la mort rôder en tenant la main de ta mère, en se serrant les coudes dans une bande de guerriers, en t’accrochant au compagnon impuissant qui te regarde perdre ton souffle et ton sang. C’en est une tout autre d’avancer seul à la surface du monde, dans le grondement de l’océan et les railleries du vent. Avec moi, il n’y a même plus le halètement d’un chien, le souffle d’un cheval. Je n’ai plus que le chahut des oiseaux et le trottinement des crabes, sur un sol mouvant où s’étalent des fragments de ciel. Sans doute Albios a-t-il eu raison de dissuader Sumarios de m’accompagner ; car en me libérant ainsi de la bienveillance du guerrier, il a rompu la dernière amarre, et me voici prêt à partir à la dérive, si près du bord du monde. Malgré mon manteau court et mes vêtements alourdis d’eau, malgré le poids familier du torque et de l’épée, malgré les deux lances que je porte sur l’épaule, je me sens terriblement nu. Parce que privé de compagnie, mon corps gagne en densité et mes yeux se dessillent sur l’immensité qui m’entoure, sur la fragilité de mon existence. La terre vers laquelle je foule l’estran pourrait être vide, j’aurais déjà mûri, sur une distance de deux cents pas. Mais l’île dont j’aborde les premières pentes est loin d’être déserte.
Au premier regard, elle paraît pourtant désolée, et pauvre. Au-delà de la plage, la côte n’est qu’un talus herbeux, où le vent fait courir une houle verte. Je l’escalade en quelques pas, et me voici sur une lande rase, creusée de criques et d’anses, cernée par l’océan. L’île s’élonge, étroite et méandreuse, comme ces ornements fluides que les bronziers entortillent sur des bracelets. La mer s’interpose partout où porte le regard, mais le ruban d’herbes et de bruyères baguenaude très loin au milieu des flots, s’étrécit comme un chemin posé sur les vagues. Il n’y a âme qui vive sur cette terre ; personne pour m’accueillir ou pour me menacer. Un peu plus loin, j’avise une faible butte qui essuie les embruns. Je me dirige vers elle.

samedi 16 mai 2015

Le problème Spinoza - Irvin Yalom - ****


Une manière intéressante d'introduire l'oeuvre de certains penseurs. Dans la même lignée que "Et Nietzsche a pleuré" et "La méthode Schopenhauer". Envie de lire maintenant le traité théologico-politique...



Quatrième
Le 10 mai 1940, les troupes nazies d’Hitler envahissent les Pays-Bas. Dès février 1941, à la tête du corps expéditionnaire chargé du pillage, le Reichsleiter Rosenberg se rue à Amsterdam et confisque la bibliothèque de Spinoza conservée dans la maison de Rijnsburg.

Quelle fascination Spinoza peut-il exercer, trois siècles plus tard, sur l’idéologue nazi Rosenberg ? L’œuvre du philosophe juif met-elle en péril ses convictions antisémites ? Qui était donc cet homme excommunié en 1656 par la communauté juive d’Amsterdam et banni de sa propre famille ? 

Le Dr Yalom aurait-il pu psychanalyser Spinoza ? ou Rosenberg ? Le cours de l’histoire en aurait-il été changé ? Dans la lignée de son bestseller Et Nietzsche a pleuré, ce nouveau roman d’Irvin Yalom, à la fois incisif et palpitant, nous tient en haleine face à ce qui fut de tout temps Le Problème Spinoza.



La force majeure - Clément Rosset - *****

Présentation:

« La joie est, par définition, illogique et irrationnelle. La langue courante en dit là-dessus plus long qu’on ne pense lorsqu’elle parle de “joie folle” ou déclare de quelqu’un qu’il est “ fou de joie ”. Il n’est effectivement de joie que folle ; tout homme joyeux est à sa manière un déraisonnant.
Mais c’est justement en cela que la joie constitue la force majeure, la seule disposition d’esprit capable de concilier l’exercice de la vie avec la connaissance de la vérité. Car la vérité penche du côté de l’insignifiance et de la mort, comme l’enseignait Nietzsche et l’enseigne aujourd’hui Cioran. En l’absence de toute raison crédible de vivre il n’y a que la joie qui tienne, précisément parce que celle-ci se passe de toute raison.
Face à l’irrationalisme de la joie, toute forme d’optimisme raisonné n’oppose que des forces débiles et dérisoires, qu’“ un misérable espoir emporté par le vent ” pour reprendre les termes de Lucrèce. Fût-il le plus parfait et le plus juste, il laisserait encore tout, ou presque, à désirer. En ces temps de prédictions volontiers catastrophiques, on se garde pourtant d’envisager la pire des hypothèses, – je veux dire celle d’un monde devenu, contre toute attente, absolument satisfaisant. Car ce serait là un monde dont personne au fond ne veut ni n’a jamais voulu : on pressent trop qu’aucun des problèmes qui font le principal souci de l’homme n’y trouverait de solution. C’est pourquoi ceux qui travaillent sans relâche à son avènement n’attendent en fait de leur labeur qu’un oubli momentané de leur peine, et rien de plus. Et on peut parier qu’ils montreraient moins d’ardeur à la tâche s’ils n’étaient soutenus par la conviction secrète que celle-ci n’a aucune chance d’aboutir. »
Clément Rosset

Miettes:

Il n’est aucun bien du monde qu’un examen lucide ne fasse apparaître en définitive comme dérisoire et indigne d’attention, ne serait-ce qu’en considération de sa constitution fragile, je veux dire de sa position à la fois éphémère et minuscule dans l’infinité du temps et de l’espace. L’étrange est que cependant la joie demeure, quoique suspendue à rien et privée de toute assise. C’est même là le privilège extraordinaire de la joie que cette aptitude à persévérer alors que sa cause est entendue et condamnée, cet art quasi féminin de ne se rendre à aucune raison, d’ignorer allégrement l’adversité la plus manifeste comme les contradictions les plus flagrantes : car la joie a ceci de commun avec la féminité qu’elle reste indifférente à toute objection.

***

Qu’un sentiment quelconque ne puisse être validé par celui qui l’éprouve qu’à la condition d’intéresser bon gré mal gré tous ceux qui ne l’éprouvent pas, c’est là on le sait la règle éternelle du fanatisme ; fanatisme dont on remarquera qu’il se nourrit de cette pensée éminemment terroriste, quoique présentée depuis deux siècles comme éminemment libérale et progressiste, selon laquelle les hommes sont les « semblables » les uns des autres. Rien de plus fâcheux en effet, ni de plus dangereux d’ailleurs pour ceux qui en sont les apparents bénéficiaires, que cet aveu de similitude et de fraternité universelles : car, de ce que cet homme doit être tenu pour mon semblable, il s’ensuit nécessairement qu’il doit penser ce que je pense, estimer bon ce que j’estime être bon ; et, s’il se rebiffe, on le lui fera savoir de force. C’est pourquoi le fait de reconnaître en l’autre son semblable constitue toujours moins une faveur qu’une contrainte et une violence. C’est pourquoi aussi toute manifestation d’humanisme est virtuellement terroriste ; comme cette Déclaration des droits de l’homme et autres Immortels Principes qui ont eu toute latitude, depuis qu’ils ont été proclamés, de démontrer que, s’ils n’étaient peut-être pas immortels à la longue, ils pouvaient du moins se révéler à l’usage, et en attendant mieux, passablement meurtriers.

***

Ou bien la joie consiste en l’illusion éphémère d’en avoir fini avec le tragique de l’existence : auquel cas la joie n’est pas paradoxale mais est illusoire. Ou bien elle consiste en une approbation de l’existence tenue pour irrémédiablement tragique : auquel cas la joie est paradoxale mais n’est pas illusoire.

***

Je dis donc que l’appoint de la joie est nécessaire à l’exercice de la vie comme à la connaissance de la réalité. Cependant, il existe une autre manière de s’accommoder de la réalité, – mais je viens de dire qu’elle était névrotique : c’est celle qui consiste à la nier ; ou, plus exactement, à en considérer les composantes malheureuses non comme inéluctables mais comme provisoires et sujettes à élimination progressive. Rien de plus fréquent on le sait, ni de plus moderne, que cette sorte d’accommodement avec le réel.

***

L’homme de l’espoir est un homme à bout de ressources et d’arguments, un homme vidé, littéralement « épuisé » ; tel cet homme dont parle Schopenhauer dans un passage des Parerga et Paralipomena, qui « espère trouver dans des consommés et dans des drogues de pharmacie la santé et la vigueur dont la vraie source est la force vitale propre ». À l’opposé, la joie constitue la force par excellence, ne serait-ce que dans la mesure où elle dispense précisément de l’espoir, – la force majeure en comparaison de laquelle toute espérance apparaît comme dérisoire, substitutive, équivalant à un succédané et à un produit de remplacement.

***

La carte et la territoire - Michel Houellebecq - ****


Présentation:

Si Jed Martin, le personnage principal de ce roman, devait vous en raconter l'histoire, il commencerait peut-être par vous parler d'une panne de chauffe-eau, un certain 15 décembre. Ou de son père, architecte connu et engagé, avec qui il passa seul de nombreux réveillons de Noël.
Il évoquerait certainement Olga, une très jolie Russe rencontrée au début de sa carrière, lors d'une première exposition de son travail photographique à partir de cartes routières Michelin. C'était avant que le succès mondial n'arrive avec la série des « métiers », ces portraits de personnalités de tous milieux (dont l'écrivain Michel Houellebecq), saisis dans l'exercice de leur profession.
Il devrait dire aussi comment il aida le commissaire Jasselin à élucider une atroce affaire criminelle, dont la terrifiante mise en scène marqua durablement les équipes de police.
Sur la fin de sa vie il accédera à une certaine sérénité, et n'émettra plus que des murmures.
L'art, l'argent, l'amour, le rapport au père, la mort, le travail, la France devenue un paradis touristique sont quelques-uns des thèmes de ce roman, résolument classique et ouvertement moderne.

Miettes

– Qu'est-ce qui définit un homme ? Quelle est la question que l'on pose en premier à un homme lorsqu'on souhaite s'informer de son état ? Dans certaines sociétés, on lui demande d'abord s'il est marié, s'il a des enfants ; dans nos sociétés, on s'interroge en premier lieu sur sa profession. C'est sa place dans le processus de reproduction, et pas son statut de reproducteur, qui définit avant tout l'homme occidental.

***

Jed trébucha dans une poussette, se rattrapa de justesse au portique de détection d'objets métalliques, se recula pour reprendre sa place dans la file. Il n'y avait à part lui que des familles, chacune de deux ou trois enfants. Devant lui, un blondinet d'environ quatre ans geignait, réclamant on ne savait trop quoi, puis d'un seul coup il se jeta à terre en hurlant, tremblant de rage ; sa mère échangea un regard épuisé avec son mari, qui tenta de relever la vicieuse petite charogne. Il est impossible d'écrire un roman, lui avait dit Houellebecq la veille, pour la même raison qu'il est impossible de vivre : en raison des pesanteurs qui s'accumulent. Et toutes les théories de la liberté, de Gide à Sartre, ne sont que des immoralismes conçus par des célibataires irresponsables.

***

Le crime, dit-elle à son mari, lui paraissait un acte profondément humain, relié bien sûr aux zones les plus sombres de l'humain, mais humain tout de même. L'art, pour prendre un autre exemple, était relié à tout : aux zones sombres, aux zones lumineuses, aux zones intermédiaires. L'économie n'était reliée à presque rien, qu'à ce qu'il y avait de plus machinal, de plus prévisible, de plus mécanique chez l'être humain. Non seulement ce n'était pas une science, mais ce n'était pas un art, ce n'était en définitive à peu près rien du tout.

***

La vie nous offre une chance parfois mais lorsqu'on est trop lâche ou trop indécis pour la saisir, la vie reprend ses cartes, il y a un moment pour faire les choses et pour entrer dans un bonheur possible, ce moment dure quelques jours, parfois quelque semaines même quelques mois mais il ne se produit qu'une fois et une seule, et si l'on veut y revenir plus tard c'est tout simplement impossible, il n'y a plus de place pour l'enthousiasme, la croyance et la foi, demeure une résignation douce, une pitié réciproque et attristée, la sensation inutile et juste que quelque chose aurait pu avoir lieu, qu'on s'est simplement montré indigne du don qui vous avait été fait.

***

C’était surprenant : il n’avait pas conscience d’avoir vieilli à ce point. C’est à travers les relations avec autrui, et par leur intermédiaire, qu’on prend conscience de son propre vieillissement ; soi-même, on a toujours tendance à se voir sous les espèces de l’éternité.

***

Ce sentiment de désolation, aussi, qui s'empare de nous à mesure que les représentations des êtres humains qui avaient accompagné Jed Martin au cours de sa vie terrestre se délitent sous l'effet des intempéries, puis se décomposent et partent en lambeaux, semblant dans les dernières vidéos se faire le symbole de l'anéantissement généralisé de l'espèce humaine. Elles s'enfoncent, semblent un instant se débattre avant d'être étouffées par les couches superposées de plantes. Puis tout se calme, il n'y a plus que des herbes agitées par le vent. Le triomphe de la végétation est total.

***

samedi 2 mai 2015

L'empire du bien - Philippe Muray - *****


Quatrième:

L'empire du bien triomphe: il est urgent de le saboter.

Miettes:

L’Empire du Bien reprend sans trop les changer pas mal de traits de l’ancienne utopie, la bureaucratie, la délation, l’adoration de la jeunesse à en avoir la chair de poule, l’immatérialisation de toute pensée, l’effacement de l’esprit critique, le dressage obscène des masses, l’anéantissement de l’Histoire sous ses réactualisations forcées, l’appel kitsch au sentiment contre la raison, la haine du passé, l’uniformisation des modes de vie. Tout est allé vite, très vite.

***

Des bénédictions pleuvent de partout. Les dieux sont tombés sur la Terre. Toutes les causes sont entendues, il n’existe plus d’alternatives présentables à la démocratie, au couple, aux droits de l’homme, à la famille, à la tendresse, à la communication, aux prélèvements obligatoires, à la patrie, à la solidarité, à la paix. Les dernières visions du monde ont été décrochées des murs. Le doute est devenu une maladie. Les incrédules préfèrent se taire. L’ironie se fait toute petite. La négativité se recroqueville. La mort elle-même n’en mène pas large, elle sait qu’elle n’en a plus pour longtemps sous l’impitoyable soleil de l’Espérance de Vie triomphante.

***

Le public est là, il attend, il espère des coups, des cris, il voudrait des événements. L’ennui guette, envahit tout, les dépressions se multiplient, la qualité du spectacle baisse, le taux de suicides grimpe en flèche, l’hygiène niaise dégouline partout, c’est l’Invasion des Mièvreries, c’est le grand Gala du Show du Cœur.

***

Penser « juste » est une sorte de science. Penser « juste », c’est penser bien, mais avec assez de virulence apparente pour que l’auditeur ou le lecteur ait l’impression que vous pensez seul, et surtout très périlleusement, contre de terribles ennemis, avec un courage inégalable.

***

La litanie des bons sentiments, le catéchisme par lequel n’importe qui est désormais tenu de se présenter, remplace en fin de compte, et très avantageusement, la prière, si tant est que celle-ci, comme le soutenait Nietzsche, n’a été inventée par les grands fondateurs de religions que pour avoir la paix ; pour que les gens, pendant ce temps-là au moins, ne les emmerdent pas trop. Dressage, discipline. Occupation des mains, de l’esprit, des yeux… Amener les fidèles à répéter les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu ou à reprendre en chœur, devant l’écran, le chapelet des droits de l’homme, voilà d’excellentes mesures éducatives, bien adaptées à des moments précis, et différents, de l’histoire humaine ; et destinées à rendre tout le monde à peu près supportable, au moins quelque temps.

***

« Quand nous serons devenus moraux tout à fait au sens où nos civilisations l’entendent et le désirent et bientôt l’exigeront, écrivait Céline en 1933, je crois que nous finirons par éclater tout à fait aussi de méchanceté. On ne nous aura laissé pour nous distraire que l’instinct de destruction. »

***

L’enfer contemporain est pavé de bonnes dévotions qu’il serait si agréable de piétiner. C’est un crime contre l’esprit, c’est une désertion gravissime de ne pas essayer, jour après jour, d’étriller quelques crapuleries. Les gens ne croient plus, dit-on, que ce qu’ils ont vu à la télé ? Ça tombe bien, la littérature a toujours été là, en principe du moins, pour démolir ce que tout le monde croit. S’il en existait encore une, s’il y avait encore des écrivains, au lieu d’« auteurs », au lieu de « livres », on pourrait peut-être se divertir.

***

Le Bien a toujours réponse à tout : à la fin les menteurs sont punis, le Paradis descend en plein désert, les maris infidèles perdent en même temps leur femme, leur maîtresse et leur boulot, c’est bien fait, ça leur apprendra. On s’était trompés sur toute la ligne : le Mal était soluble dans le sirop.

Lettres à Voltaire - Madame du Deffand - ***

Miettes:

Mais, monsieur de Voltaire, amant déclaré de la vérité, dites-moi de bonne foi, l’avez-vous trouvée ? Vous combattez et détruisez toutes les erreurs ; mais que mettez-vous à leur place ? Existe-t-il quelque chose de réel ? Tout n’est-il pas illusion ?

***

Votre dernière lettre (dont vous ne vous souvenez sûrement pas) est charmante. Vous me dites que vous voulez que je vous fasse part de mes réflexions. Ah ! monsieur, que me demandez-vous ? Elles se bornent à une seule : elle est bien triste ; c’est qu’il n’y a, à le bien prendre, qu’un seul malheur dans la vie, qui est celui d’être né. Il n’y a aucun état, quel qu’il puisse être, qui me paraisse préférable au néant. Et vous-même, qui êtes monsieur de Voltaire, nom qui renferme tous les genres de bonheur, réputation, considération, célébrité, tous les préservatifs contre l’ennui, trouvant en vous toutes sortes de ressources, une philosophie bien entendue, qui vous a fait prévoir que le bien était nécessaire dans la vieillesse ; eh bien, monsieur, malgré tous ces avantages, il vaudrait mieux n’être pas né, par la raison qu’il faut mourir, qu’on en a la certitude, et que la nature y répugne si fort que tous les hommes sont comme le bûcheron.
Vous voyez combien j’ai l’âme triste, et que je prends bien mal mon temps pour vous écrire ; mais, monsieur, consolez-moi ; écartez les vapeurs noires qui m’environnent.

***

Toutes les conditions, toutes les espèces me paraissent également malheureuses, depuis l’ange jusqu’à l’huître ; le fâcheux, c’est d’être né, et l’on peut pourtant dire de ce malheur-là que le remède est pire que le mal.

***

Je charmerai ce soir M. Hume, en lui lisant votre lettre. Vous êtes content de ses ouvrages, vous le seriez de sa personne ; il est gai, simple et bon. Les esprits anglais valent mieux que les nôtres, c’est bien mon avis ; je ne leur trouve point le ton dogmatique, impératif ; ils disent des vérités plus fortes que nous n’en disons ; mais ce n’est pas pour se distinguer, pour donner le ton, pour être célèbres. Nos auteurs révoltent par leur orgueil, leurs bravades ; et quoique presque tout ce qu’ils disent soit vrai, on est choqué de la manière, qui sent moins la liberté que la licence ; et puis ils tombent souvent dans le paradoxe et dans les sophismes, et c’est mon horreur. Jean-Jacques m'est antipathique, il remettrait tout dans le chaos ; je n’ai rien vu de plus contraire au bon sens que son Émile, rien de plus contraire aux bonnes mœurs que son Héloïse, et de plus ennuyeux et de plus obscur que son Contrat social.

***

Vos philosophes, ou plutôt soi-disant philosophes, sont de froids personnages : fastueux sans être riches, téméraires sans être braves, prêchant l’égalité par esprit de domination, se croyant les premiers hommes du monde, de penser ce que pensent tous les gens qui pensent ; orgueilleux, haineux, vindicatifs ; ils feraient haïr la philosophie.

***

Il n’y a plus de gaieté, monsieur, il n’y a plus de grâces. Les sots sont plats et froids, ils ne sont point absurdes ni extravagants comme ils étaient autrefois. Les gens d’esprit sont pédants, corrects, sentencieux. Il n’y a plus de goût non plus ; enfin il n’y a rien, les têtes sont vides, et l’on veut que les bourses le deviennent aussi. Oh ! que vous êtes heureux d’être Voltaire ! vous avez tous les bonheurs ; les talents, qui font l’occupation et la réputation ; les richesses, qui font l’indépendance.

***

Si c’est la philosophie qui donne le dégoût du monde, je suis une grande philosophe. Rien ne me retient ici, et je n’ai pour y rester d’autres raisons que celle de la chèvre : où elle est attachée, il faut qu’elle broute.

***

Où prenez-vous que je hais la philosophie ? Malgré son inutilité, je l’adore ; mais je ne veux pas qu’on la déguise en vaine métaphysique, en paradoxe, en sophisme. Je veux qu’on nous la présente à votre manière, suivant la nature pied à pied, détruisant les systèmes, nous confirmant dans le doute, et nous rendant inaccessibles à l’erreur, quoique sans nous donner la fausse espérance d’atteindre à la vérité ; toute la consolation qu’on en tire (et c’en est une), c’est de ne pas s’égarer, et d’avoir la sûreté de retrouver la place d’où l’on est parti. À l’égard des philosophes, il n’y en a aucun que je haïsse ; mais il y en a bien peu que j’estime.

***

Je regarde les ambitieux comme des fous, et les places qu’ils occupent comme des rôles qu’ils jouent bien ou mal. Je vois tout ce qui se passe du même œil que le verra la postérité ; j’y vois Voltaire, le seul bel-esprit de ce siècle, qui aurait dû y servir de modèle, dicter les règles du bon goût, et qui par facilité a protégé ceux qui le détruisent. J’y vois un tas de philosophes qui, parce qu’ils ne croient pas des fables, se persuadent être fort éclairés, et devoir être législateurs, mais dont la vanité, l’orgueil et la suffisance décréditent leur morale. Je pense quelquefois à la croyance qu’on doit donner à l’histoire, et à l’idée qu’elle peut donner des hommes dont elle parle ; ils pourraient bien peut-être avoir été semblables à ceux d’aujourd’hui. Enfin, pendant notre vie, nous sommes acteurs ou spectateurs ; la toile baissera bientôt pour nous ; vous pouvez y avoir du regret. Pour moi, mon cher, Voltaire, je n’y en aurai point ; j’ai trop vu le derrière des coulisses. Une seule chose pourrait attacher à la vie : ce serait de véritables amis, et c’est ce qui n’existe point.

vendredi 1 mai 2015

Le principe - Jérôme Ferrari - *****


Magnifique...


Miettes:


Vous parliez à votre mère de la musique lointaine des choses essentielles, vous vous plaigniez que votre vie ressemblât à un chemin poussiéreux, tracé dans la laideur d’une contrée aride et, sans votre travail, votre immense solitude eût été absolue. Mais elle ne l’était pas. Il vous fallait participer à des débats gigantesques, inépuisables, qui vous permettaient d’échapper à la fois à votre mélancolie et à tout ce qui vous dégoûtait dans la vie publique, que vous ne preniez pas au sérieux parce qu’il vous était impossible de croire que les forces de la bêtise fussent infiniment supérieures à celles de la raison. Si vous étiez naïf, c’était peut-être de rêver que le monde de la politique devrait en fin de compte obéir aux mêmes règles aristocratiques que le monde de la science dans lequel les luttes les plus acharnées n’admettaient pas d’autres armes que les arguments et constituaient encore des témoignages de respect et d’amitié. Vous pensiez qu’une cause qui n’est défendue que par la violence, le mensonge et la calomnie fait ainsi l’aveu de sa propre faiblesse, et vous aviez raison – mais vous n’imaginiez pas le pouvoir de la faiblesse, de l’humiliation, du ressentiment et des peurs abjectes. Quelque chose de raffiné et de pourri viciait l’air que vous respiriez mais vous ne le sentiez pas ; vous conversiez fraternellement avec des hommes de toutes nationalités qui se faisaient de ce qui est essentiel la même idée que vous, vous passiez d’un pays à l’autre, d’une université à l’autre, en Italie, en Angleterre, aux États-Unis, comme si la vaste Athènes contemporaine dans laquelle vous viviez avait effacé les frontières, vous bondissiez joyeusement sur le pilier d’angle d’une terrasse, au Japon, et Dirac, terrorisé à l’idée que vous alliez basculer dans le vide d’un instant à l’autre, vous regardait vous y tenir debout, en équilibre, les mains nonchalamment enfoncées dans les poches de votre pantalon, impassible et joyeux, devant le grand ciel clair.

***

Quant à lui, il lui était indifférent de mourir.
Vous avez essayé de lui parler, la guerre finirait, le monde serait encore là, un monde différent, ce ne serait sans doute pas un monde meilleur mais il aurait besoin que des hommes de bonne volonté survivent pour faire au moins en sorte qu’il ne devienne pas pire que celui-ci, c’était une tâche utile, nécessaire, certaines choses méritaient d’être sauvées du néant, il secouait tristement la tête, vous aviez beau insister, il ne vous croyait plus, toutes les paroles d’espoir lui semblaient répandre une puanteur insupportable, celle du mensonge et de l’illusion, et il souffrait terriblement, car les effets du poison de la vérité sont d’abord douloureux, on songe avec nostalgie à la douceur perdue des rêves d’avenir qu’on ne fera plus jamais, aux délices du mensonge et de l’illusion dont on ne supporte plus la puanteur après s’être si longuement enivré de leur parfum délicat, aux promesses d’amour auxquelles on ne peut plus croire, mais, quelques mois plus tard, quand le poison a desséché jusqu’à la racine de la vie, il n’y a plus de nostalgie, plus de souffrance, seulement l’incomparable quiétude du désespoir, et Hans Euler vous écrivait depuis la Grèce pour vous parler seulement du ciel bleu, de la mer vineuse et du goût des oranges.

***

Tout doit être transfiguré par le mensonge.
Nous ne sommes pas le maître de Delphes, qui ne dit ni ne cache rien. Notre parole est seulement humaine. Elle ne peut que révéler imparfaitement le monde ou l’enfouir sous le mensonge – et elle atteint alors sa perfection.

***

Rien ne peut sauver de la solitude l’homme qui ne rencontre plus que lui-même. C’est ainsi. Ce monde qui nous prolonge et nous reflète est plus terrifiant, plus étranger, plus hostile que ne le fut jamais la nature sauvage et moi, je n’y peux rien.

Goethe se mheurt - Thomas Bernhard - ***


Miettes

J’ai écrit ce qu’il y a de plus grand, cela ne fait aucun doute, mais c’est aussi de cette façon que j’ai tétanisé la littérature allemande pour quelques siècles. J’aurai été, mon cher, avait dit Goethe à Riemer, le tétaniseur de la littérature allemande. Ils sont tous tombés dans le piège de mon Faust.

***

Car tous les matins, nous sommes obligés de nous rappeler que nous sommes le fruit de la terrible démesure de nos parents, qui nous ont engendrés dans une véritable mégalomanie procréatrice, nous jetant dans ce monde toujours plus atroce et répugnant que réjouissant et utile. Nous devons notre désarroi à nos géniteurs, notre impuissance, toutes les difficultés auxquelles, jusqu’à la fin de nos jours, nous sommes incapables de faire face. D’abord on avait dit : ne bois pas cette eau, elle est empoisonnée, ensuite on avait dit : ne lis pas ce livre, il est empoisonné. Si tu bois de cette eau, tu en périras, disaient-ils, puis : si tu lis ce livre, tu en périras. Ils t’emmenaient dans des forêts, t’entreposaient dans d’obscures chambres d’enfant afin de te perturber, ils t’ont présenté à des personnes que tu as tout de suite reconnues comme tes annihilateurs. Ils t’ont montré des paysages qui ont été mortels pour toi. Ils t’ont jeté dans des écoles comme dans des cachots, ils ont fini par t’arracher ton âme pour la laisser dépérir dans leur bourbier, leur désolation. Ainsi très tôt ils ont fait perdre à ton cœur la cadence qui lui était propre, jusqu’à le rendre, irréversiblement comme disent les médecins, malade, parce qu’ils n’ont jamais voulu lui accorder un moment de répit, à ce cœur qui est le tien.
Ils t’ont vêtu d’habits verts lorsque tu voulais en mettre des rouges, d’habits d’été lorsqu’il aurait fallu ceux d’hiver, quand tu voulais marcher, ils t’obligeaient à courir, quand tu voulais courir, ils t’obligeaient à marcher, quand tu voulais la paix, ils ne te l’ont pas laissée, quand tu voulais crier, ils t’ont bâillonné. Tu les as toujours observés, aussi loin que tu puisses te souvenir, tu as perçu et étudié leur duplicité et tu leur as toujours répété qu’ils étaient condamnés, ce dont ils ne voulaient pas prendre conscience, même s’ils savaient pertinemment qu’ils étaient condamnés, pendant tout ce temps où je les ai observés, jusqu’à aujourd’hui. Qu’ils étaient, quoi qu’ils en disent, des êtres sans gêne, sans scrupule, extrêmement dangereux. Ils m’accusaient alors, en quelque sorte, de dire la vérité. Mais si je leur disais de temps en temps qu’ils étaient beaux, intelligents, ce qui était aussi la vérité, ils m’accusaient de mentir. De sorte que, tout au long de ma vie, ils m’ont tantôt reproché de dire la vérité, tantôt de mentir, et très souvent de dire la vérité et de mentir, m’accusant au fond, depuis que je suis né, de dire la vérité et le mensonge, tout comme moi, depuis que je suis né, les accuse de dire le mensonge et la vérité.
Je peux dire ce que je veux, ils me reprochent soit la vérité soit le mensonge, et souvent ils ne savent plus très bien eux-mêmes s’ils sont en train de m’accuser de la vérité ou du mensonge, tout comme moi-même souvent je ne sais plus si je suis en train de les accuser du mensonge ou de la vérité, parce que dans mon mécanisme accusatoire, qui entre-temps a dégénéré en véritable maladie accusatoire, je ne peux plus distinguer s’il s’agit de vérité ou de mensonge, pas plus qu’eux ne peuvent les distinguer chez moi. Si autrefois j’avais une peur mortelle en prenant un carré de sucre dans le sucrier de la salle à manger, j’ai aujourd’hui une peur mortelle de prendre un livre dans la bibliothèque, et une peur plus fatale encore si de surcroît il s’agit d’un livre philosophique, comme hier soir. J’ai toujours aimé Montaigne comme personne. Toujours je me suis réfugié auprès de mon Montaigne lorsque j’éprouvais cette peur mortelle. J’ai laissé Montaigne me guider et me conduire, me mener et me séduire. Montaigne a toujours été mon sauveur et mon secours. Quand bien même j’ai fini par me défier des autres, de ma pléthorique famille philosophique, qu’en réalité je devrais plutôt qualifier de pléthorique famille philosophique française, qui n’a jamais compté que quelques cousins et cousines venus d’Allemagne ou d’Italie, rapidement disparus qui plus est, Montaigne est toujours resté pour moi une sorte de refuge.
Je n’ai jamais eu ni père ni mère, mais j’ai toujours eu mon Montaigne. Mes géniteurs, que je ne saurais qualifier de père et de mère, m’ont rejeté dès l’origine, et j’ai tôt fait de tirer les conséquences de ce rejet, me réfugiant tout droit dans les bras de mon Montaigne, voilà la vérité. Montaigne, me suis-je toujours dit, est à la tête d’une famille philosophique extraordinairement prolifique, mais jamais je n’ai aimé les membres de cette famille philosophique autant que son chef, mon cher Montaigne.

Chien du Heaume - Justine Niogret - **

Allez, une petite récréation... sans plus...
Grand prix de l'imaginaire, Prix Imaginales.



Quatrième:

On l'appelle Chien du Heaume parce qu'elle n'a plus ni nom ni passé, juste une hache ornée de serpents à qui elle a confié sa vie. La quête de ses origines la mène sur les terres brumeuses du chevalier Sanglier, qui règne sans partage sur le castel de Broc. Elle y rencontre Regehir, le forgeron à la gueule barrée d'une croix, Iynge, le jeune guerrier à la voix douce, mais aussi des ennemis à la langue fourbe ou à l'épée traîtresse. Comme la Salamandre, cauchemar des hommes de guerre... On l'appelle Chien du Heaume parce qu'à chaque bataille, c'est elle qu'on siffle. Dans l'univers âpre et sans merci du haut Moyen Age, loin de l'image idéalisée que l'on se fait de ces temps cruels, une femme se bat pour retrouver ce qu'elle a de plus cher, son passé et son identité...


Miettes

Alors, la mercenaire comprit pourquoi ce seul souvenir de ciel blanc lui remontait au ventre dans l’obscurité d’un soir d’été, pourquoi il était venu à elle. Il voulait lui rappeler les baleines.
Elles s’échouaient parfois, immobiles sur la grève de galets, et leur grand souffle mourrait dans les brouillards. Les gens du village s’en approchaient, coupaient l’animal et en faisaient des réserves de graisse et de viande, de quoi donner un goût plus doux et plus tiède à l’hiver, de quoi faire reculer mieux les glaces et la noirceur. Le village vivait des mois sur sa baleine morte.
Mais Chien du heaume, une fois, rien qu’une, blottie dans la lande au-dessus de la falaise, avait aperçu les baleines vivantes, avait vu leur dos rouler sous les vagues. Elle les avait regardées partir vers ce qu’elle ne connaissait pas. Du haut de sa falaise, le nez dans les herbes, elle avait suivi des yeux les bêtes libres de l’entrave du sable et des galets. Ceux du village connaissaient peut-être l’intime de leur chair et la tiédeur de leur sang, ils savaient le bruit de leur viande sous leurs couteaux, mais l’enfant, elle, avait entrevu leur nage, leur vol dans un ciel si lourd qu’il en était tombé, si lourd qu’il s’était fait océan.
Alors la tête de Chien se fit plus pesante encore de ce souvenir, comme si quelque chose des baleines y était resté, comme si elles y nageaient toujours. Elle eut la soudaine envie de plonger dans leur sillage comme une feuille tombée dans l’eau, et n’avoir plus que des songes dolents de coquillage. Car c’était cette falaise qui se rappellerait du nom de Chien, la seule et l’unique, tout autant que, désormais, la mercenaire se souviendrait de cette lande seule, de l’odeur de ses herbes et du cri de ses oiseaux. Mais si cette terre était celle de son enfance, le monde était tant et si plein de grèves, de galets et d’oiseaux moqueurs que le souvenir ne servait à rien ; seulement à lui brûler encore les entrailles de ce nom qui ne savait se prononcer.

***

Je vais te faire comprendre qu’un nom n’est pas rien, et qu’un pauvre mot peut tout changer. Je sais que je n’ai pas ton excellence de parole ; j’ai rencontré beaucoup de mauvais conteurs, et toute bouche n’est pas bec de rossignol, je ne l’ignore pas. Chien du heaume, on m’appelle, puisqu’il le faut bien, et peut-être que ma gueule ne sait qu’aboyer. Mais tu écouteras tout de même. Je ne sais pas les mots doux modelés sur une langue de miel… Moi, je ne sais que la voix du fer, de la tempête et des cris des hommes. C’est mon père qui me les a apprises, et voilà tout ce que je sais dire.
» Tu jurais qu’un nom n’était rien ? Alors Tristesse je te nomme aujourd’hui, car tu n’as su que blesser les oreilles de ceux qui t’ont écouté. Dis tes adieux, Tristesse, et dis-les vite ; car je vois que tu n’aimes guère ton nouveau nom, alors en voilà un autre encore, et prononcé par une langue de fer qui parlera plus durement que la tienne ne l’a jamais su faire. Je gage que celui-ci te déplaira encore plus. Cadavre, voici qui tu es, et voilà ton baptême.
Et là-dessus, Chien du heaume le tira par les cheveux, lui coucha la face sur la table et lui décolla la tête d’un coup de hache.