samedi 16 mai 2015

La force majeure - Clément Rosset - *****

Présentation:

« La joie est, par définition, illogique et irrationnelle. La langue courante en dit là-dessus plus long qu’on ne pense lorsqu’elle parle de “joie folle” ou déclare de quelqu’un qu’il est “ fou de joie ”. Il n’est effectivement de joie que folle ; tout homme joyeux est à sa manière un déraisonnant.
Mais c’est justement en cela que la joie constitue la force majeure, la seule disposition d’esprit capable de concilier l’exercice de la vie avec la connaissance de la vérité. Car la vérité penche du côté de l’insignifiance et de la mort, comme l’enseignait Nietzsche et l’enseigne aujourd’hui Cioran. En l’absence de toute raison crédible de vivre il n’y a que la joie qui tienne, précisément parce que celle-ci se passe de toute raison.
Face à l’irrationalisme de la joie, toute forme d’optimisme raisonné n’oppose que des forces débiles et dérisoires, qu’“ un misérable espoir emporté par le vent ” pour reprendre les termes de Lucrèce. Fût-il le plus parfait et le plus juste, il laisserait encore tout, ou presque, à désirer. En ces temps de prédictions volontiers catastrophiques, on se garde pourtant d’envisager la pire des hypothèses, – je veux dire celle d’un monde devenu, contre toute attente, absolument satisfaisant. Car ce serait là un monde dont personne au fond ne veut ni n’a jamais voulu : on pressent trop qu’aucun des problèmes qui font le principal souci de l’homme n’y trouverait de solution. C’est pourquoi ceux qui travaillent sans relâche à son avènement n’attendent en fait de leur labeur qu’un oubli momentané de leur peine, et rien de plus. Et on peut parier qu’ils montreraient moins d’ardeur à la tâche s’ils n’étaient soutenus par la conviction secrète que celle-ci n’a aucune chance d’aboutir. »
Clément Rosset

Miettes:

Il n’est aucun bien du monde qu’un examen lucide ne fasse apparaître en définitive comme dérisoire et indigne d’attention, ne serait-ce qu’en considération de sa constitution fragile, je veux dire de sa position à la fois éphémère et minuscule dans l’infinité du temps et de l’espace. L’étrange est que cependant la joie demeure, quoique suspendue à rien et privée de toute assise. C’est même là le privilège extraordinaire de la joie que cette aptitude à persévérer alors que sa cause est entendue et condamnée, cet art quasi féminin de ne se rendre à aucune raison, d’ignorer allégrement l’adversité la plus manifeste comme les contradictions les plus flagrantes : car la joie a ceci de commun avec la féminité qu’elle reste indifférente à toute objection.

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Qu’un sentiment quelconque ne puisse être validé par celui qui l’éprouve qu’à la condition d’intéresser bon gré mal gré tous ceux qui ne l’éprouvent pas, c’est là on le sait la règle éternelle du fanatisme ; fanatisme dont on remarquera qu’il se nourrit de cette pensée éminemment terroriste, quoique présentée depuis deux siècles comme éminemment libérale et progressiste, selon laquelle les hommes sont les « semblables » les uns des autres. Rien de plus fâcheux en effet, ni de plus dangereux d’ailleurs pour ceux qui en sont les apparents bénéficiaires, que cet aveu de similitude et de fraternité universelles : car, de ce que cet homme doit être tenu pour mon semblable, il s’ensuit nécessairement qu’il doit penser ce que je pense, estimer bon ce que j’estime être bon ; et, s’il se rebiffe, on le lui fera savoir de force. C’est pourquoi le fait de reconnaître en l’autre son semblable constitue toujours moins une faveur qu’une contrainte et une violence. C’est pourquoi aussi toute manifestation d’humanisme est virtuellement terroriste ; comme cette Déclaration des droits de l’homme et autres Immortels Principes qui ont eu toute latitude, depuis qu’ils ont été proclamés, de démontrer que, s’ils n’étaient peut-être pas immortels à la longue, ils pouvaient du moins se révéler à l’usage, et en attendant mieux, passablement meurtriers.

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Ou bien la joie consiste en l’illusion éphémère d’en avoir fini avec le tragique de l’existence : auquel cas la joie n’est pas paradoxale mais est illusoire. Ou bien elle consiste en une approbation de l’existence tenue pour irrémédiablement tragique : auquel cas la joie est paradoxale mais n’est pas illusoire.

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Je dis donc que l’appoint de la joie est nécessaire à l’exercice de la vie comme à la connaissance de la réalité. Cependant, il existe une autre manière de s’accommoder de la réalité, – mais je viens de dire qu’elle était névrotique : c’est celle qui consiste à la nier ; ou, plus exactement, à en considérer les composantes malheureuses non comme inéluctables mais comme provisoires et sujettes à élimination progressive. Rien de plus fréquent on le sait, ni de plus moderne, que cette sorte d’accommodement avec le réel.

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L’homme de l’espoir est un homme à bout de ressources et d’arguments, un homme vidé, littéralement « épuisé » ; tel cet homme dont parle Schopenhauer dans un passage des Parerga et Paralipomena, qui « espère trouver dans des consommés et dans des drogues de pharmacie la santé et la vigueur dont la vraie source est la force vitale propre ». À l’opposé, la joie constitue la force par excellence, ne serait-ce que dans la mesure où elle dispense précisément de l’espoir, – la force majeure en comparaison de laquelle toute espérance apparaît comme dérisoire, substitutive, équivalant à un succédané et à un produit de remplacement.

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