samedi 23 mai 2015

La fille flûte et autres fragments de futurs brisés - Paolo Bacigalupi - *****

Recueil de dix nouvelles, La Fille-flûte et autres fragments de futurs brisés confirme que les possibilités de la science fiction sont aussi importantes sous forme courte que sous forme longue. L'auteur y concentre son regard autour de considérations sociales, politiques et environnementales, et on trouve là de magnifiques variations sur les thèmes qui deviendront centraux dans ses romans.
Presque toutes ces histoires ont été récompensées ou nominées pour les prix Nebula et Hugo, et la nouvelle «L'homme calorie» a remporté le prix Théodore Sturgeon.


1 - La Fille-flûte (The Fluted Girl), pages 7 à 47, trad. Sara DOKE
2 - Peuple de sable et de poussière (People of sand and slag), pages 49 à 84, trad. Julien BÉTAN
3 - Du dharma plein les poches (Pocketful of Dharma), pages 85 à 124, trad. Sara DOKE
4 - Le Pasho (The Pasho), pages 125 à 167, trad. Sara DOKE
5 - L'Homme des calories (The Calorie Man), pages 169 à 226, trad. Sébastien BONNET
6 - Le Chasseur de Tamaris (The Tamarisk Hunter), pages 227 à 247, trad. Sara DOKE
7 - Groupe d'intervention (Pop Squad), pages 249 à 293, trad. Laurent QUEYSSI
8 - Le Yellow Card (Yellow Card Man), pages 295 à 352, trad. Sara DOKE
9 - Plus doux encore (Softer), pages 353 à 372, trad. Sara DOKE
10 - La Pompe six (Pump Six), pages 373 à 434, trad. Claire KREUTZBERGER


Miette:

Des Yellow cards partout, aussi loin que l’œil peut voir : toute une race fuyant la Malaisie qui les chasse vers le grand Royaume thaï. Un grouillement de réfugiés confiés à l’autorité des Chemises blanches du ministère de l’Environnement, comme s’ils n’étaient qu’une espèce invasive supplémentaire à gérer, tels la cibiscose, la rouille vésiculeuse et les charançons transpiratés. Les Yellow cards, les hommes jaunes. Huang ren partout, et Tranh est en retard pour son unique occasion d’échapper au troupeau anonyme. Une seule occasion après tant de mois. Et il est en retard. Il se presse contre un mur pour contourner un vendeur de rats, ravale une nouvelle boule de salive épaisse, suscitée par l’odeur de la chair grillée, se précipite dans une allée menant aux pompes à eau et se fige.
Ils sont dix à faire la queue devant lui. Des vieillards, des jeunes femmes, des mères, des adolescents.
Il se liquéfie et enrage simultanément. S’il avait l’énergie, s’il avait mangé à sa faim hier ou le jour d’avant ou celui d’avant encore, il hurlerait, il jetterait son sac de chanvre sur la chaussée et le piétinerait jusqu’à ce qu’il n’en reste que poussière, mais il a trop peu de calories. Une occasion ratée à cause de la malchance, de l’escalier. Il aurait dû donner son dernier baht au Seigneur du lisier et louer une place dans un appartement avec des fenêtres sur le soleil levant pour se réveiller plus tôt.
Mais il a été avare. Avare de son argent et de son avenir. Combien de fois a-t-il répété à ses fils que dépenser pour gagner plus était parfaitement acceptable ? Pourtant, le Yellow card timoré qu’il est devenu lui a conseillé de conserver son baht. Il s’est accroché à son argent comme un paysan ignorant et a préféré dormir dans l’obscurité d’une cage d’escalier. Il aurait dû se dresser comme un tigre et braver le couvre-feu, les Chemises blanches et leurs matraques noires. Maintenant, il est en retard, il pue la sanie humaine et il fait la queue derrière dix autres qui, eux aussi, doivent boire, remplir un seau, se laver les dents dans l’eau brune du Chao Phraya.
À une époque, il exigeait la ponctualité de ses employés, de sa femme, de ses fils et de ses concubines. C’était quand il avait encore une montre-bracelet à remontoir et pouvait contempler les minutes s’égrener pendant des heures. Il la remontait de temps en temps, écoutait son tic-tac et fouettait ses fils pour leur paresse. S’il n’était pas devenu vieux, confiant et stupide, il aurait vu les choses venir et senti la radicalisation des bandeaux verts. Quand donc son cerveau était-il devenu si paresseux ?
L’un après l’autre, les réfugiés terminent leurs ablutions. Une mère édentée avec une frange de fa’ gan derrière les oreilles s’écarte avec son seau, et c’est enfin le tour de Tranh.
Il n’a pas de seau. Rien que le sac. Le précieux sac. Il le pend près de la pompe et resserre le sarong autour de ses hanches creuses avant de se pencher sous le robinet. Une eau brune et fraîche l’inonde. La bénédiction du fleuve. Sa peau, alourdie par l’humidité, pend comme la chair d’un chat rasé. Il boit l’eau graveleuse, frotte ses dents d’un doigt, se demande quelle sorte de protozoaires il avale. Ça n’a pas d’importance. Il a confiance en sa chance à présent. C’est tout ce qui lui reste.
Des enfants le regardent baigner son vieux corps pendant que leurs mères fouillent les épluchures de mangues PurCal et les coques de tamarins, espérant trouver un morceau de fruit exempt de cibiscose sis.11mt.6… Ou est-ce la 111mt.7 ? Ou la mt.8 ? Autrefois, il connaissait toutes les épidémies semencières. Il savait quand une récolte allait se perdre, si une nouvelle semence avait été piratée. Il profitait de ces informations pour remplir ses clippers de graines fertiles et de produits sains. Mais cette vie était passée.
Ses mains tremblent en sortant les vêtements du sac. Est-ce l’effet de son grand âge ou l’excitation qui le fait trembler ? Des vêtements propres. De bons vêtements. Le costume de lin blanc d’un homme riche.
Les vêtements ne sont pas siens, il se les est appropriés et les a conservés précieusement. Pour cette occasion. Même quand il a désespérément eu envie de les vendre ou de les porter pour remplacer ses loques. Il enfile le pantalon, commence à boutonner la chemise, se presse quand une voix dans sa tête lui rappelle que le temps passe vite.
— Tu les vends ces fringues ? Tu vas parader jusqu’à ce que quelqu’un avec un peu de viande sur les os te les rachète ?
Tranh lève les yeux. Il ne devrait pas, il a reconnu la voix. Pourtant, il ne peut s’en empêcher. Il a été un tigre. Aujourd’hui, il n’est plus qu’une souris effrayée qui sursaute et s’agite à la moindre alerte. Il lève les yeux et Ma est là, debout devant lui, souriant. Gras et souriant. Aussi vivant qu’un loup.

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