samedi 2 novembre 2013

La fille automate - Paolo Bacigalupi - *****

Après le prix Locus, voici un Grand Prix de l'Imaginaire bien mérité.

Paolo Bacigalupi nous plonge dans un univers qui pourrait être le nôtre dans quelques années. Un roman dense, assez noir, le genre de roman dont on ne ressort pas vraiment, qui laisse une impression tenace. Une tension s'installe très vite autour de ces personnages sur le fil du rasoir. De la SF comme j'aime. Un auteur à suivre...


Quatrième:

La sublime Emiko n'est pas humaine. C'est une créature artificielle, élevée en crèche et programmée pour satisfaire les caprices décadents d'un homme d'affaires de Kyoto. Êtres sans âme pour certains, démons pour d'autres, les automates sont esclaves, soldats ou jouets pour les plus riches, en ce XXIe siècle d'après le grand krach énergétique, alors que les effets secondaires des pestes génétiquement modifiées ravagent la Terre et que les producteurs de calories dirigent le monde. Qu'arrive-t-il quand l'énergie devient monnaie ? Quand le bioterrorisme est outil de profit ? Et que les dérives génétiques font basculer le monde dans révolution posthumaine ?


Premières lignes:

– Non. Pas de mangoustan. (Anderson Lake se penche, l’index en avant.) Je veux celui-ci. Kaw pollamai nee khap. Celui à la peau rouge avec les poils verts.
La paysanne sourit, dévoilant des dents noircies par le bétel et désigne une pyramide de fruits entassés à côté d’elle.
Un nee chai mai kha ?
– C’est ça. Ceux-ci. Khap. (Anderson hoche la tête et se force à sourire.) Comment les appelle-t-on ?
Ngaw.
Elle prononce le nom lentement, par égard pour ses oreilles étrangères, et lui tend un échantillon.
Anderson prend le fruit en fronçant les sourcils.
– C’est nouveau ?
Kha.
Elle opine.
Anderson fait tourner le fruit dans sa main, l’étudie. Cela ressemble plus à une anémone de mer au ton criard, ou à un poisson-globe étrangement velu, qu’à un fruit. Des vrilles grossières saillent de toutes parts, lui chatouillent la paume. La peau du fruit a la couleur de la rouille vésiculeuse mais, quand il le renifle, il ne flaire aucune odeur de pourriture. Il semble parfaitement sain, malgré son apparence.
Ngaw, répète la paysanne puis, comme si elle lisait ses pensées : Nouveau. Pas rouille.
Anderson hoche distraitement la tête. Le soi du marché autour bruisse des chalands matinaux de Bangkok. Des montagnes de durians emplissent les allées en piles puantes tandis que les poissons à tête de serpent et les plaa à nageoires rouges éclaboussent les passants depuis leurs bassins. Des bâches polymères d’huile de palme ploient sous la fournaise du soleil tropical, ombrant le marché avec leurs figurations peintes à la main de sociétés maritimes ou du visage de la Reine Enfant révérée. Un homme le bouscule, des poulets carmin à la main levée haut, qui se débattent et caquettent leur outrage, en route vers l’abattoir ; une femme en pha sin coloré marchande en souriant avec les vendeurs, faisant baisser les prix du riz U-Tex transpiraté et de la nouvelle variante de tomates.
Rien de tout cela ne touche Anderson.
Ngaw, répète la femme, cherchant à attirer son attention.
Les longues vrilles du fruit lui chatouillent la paume, le mettant au défi de reconnaître son origine. Un nouveau succès thaï dans le piratage génétique, de même que les tomates, les aubergines et les piments qui débordent des étals avoisinants. Comme si les prophéties grahamites se réalisaient. Comme si saint François lui-même se retournait dans sa tombe, agité, se préparant à traverser le monde avec le trésor des calories historiques perdues.
Et les trompettes annonceront sa venue et l’Éden sera.
Anderson fait tourner le fruit étrange dans sa main. Il ne pue pas la cibiscose. Il ne présente pas la croûte de la rouille vésiculeuse. Aucun graffiti de charançon transpiraté ne décore sa peau. Fleurs, légumes, arbres et fruits forment la géographie mentale d’Anderson Lake, pourtant, il n’y trouve nulle aide qui le mènerait à une identification.
Ngaw. Un mystère.