samedi 21 mai 2016

Je m'en vais - Jean Echenoz - ***


Félix Ferrer, séducteur quinquagénaire au système cardiaque peu brillant et propriétaire d'une galerie d'art moderne sur le déclin, s'en va. Il quitte sa femme pour en rejoindre une autre. Il abandonne Paris six mois plus tard et embarque à bord d'un bateau pour une expédition dans le Grand Nord canadien, à la recherche d'objets d'art inuit, enfouis dans une épave échouée sur la banquise. En effet, sur les conseils en investissement de son informateur et assistant Delahaye, Ferrer se décide à aborder l'art ethnique, plus à la mode que la peinture moderne. Il rentre à Paris avec son trésor inuit qui vaut une petite fortune. Quelques jours après son retour, les antiquités disparaissent mystérieusement... Ferrer, de nouveau victime d'alertes cardiaques, se réveille un jour à l'hôpital. Son regard se pose sur une belle jeune femme. Cette fois-ci, de façon surprenante, elle ne l'attire pas...


Par la magie d'une écriture pleine d'ironie et de légèreté, Je m'en vais, faux polar mais vrai roman, récompensé par le prix Goncourt 1999, conduit très progressivement son lecteur au dénouement des intrigues avec une sorte de désinvolture et un humour certain.

Miettes:

Mais chacun sait qu’on ne trouve personne quand on cherche, mieux vaut ne pas avoir l’air de chercher, se comporter comme si de rien n’était. Mieux vaut attendre le hasard d’une rencontre, surtout sans avoir l’air d’attendre non plus. Car c’est ainsi, dit-on, que naissent les grandes inventions : par le contact inopiné de deux produits posés par hasard, l’un à côté de l’autre, sur une paillasse de laboratoire. Certes encore faut-il qu’on les ait disposés, ces produits, l’un près de l’autre, même si l’on n’avait pas prévu de les associer. Encore faut-il qu’on les ait convoqués ensemble au même moment : preuve qu’ils avaient, bien avant qu’on le sût, quelque chose à voir entre eux. C’est la chimie, c’est ainsi. On va chercher très loin toute sorte de molécules qu’on tente de combiner entre elles : rien. Du bout du monde on se fait expédier des échantillons : toujours rien. Et puis un jour, un faux mouvement, on bouscule deux objets qui traînaient depuis des mois sur la paillasse, éclaboussure inopinée, éprouvette renversée dans un cristallisoir, et aussitôt se produit la réaction qu’on espérait depuis plusieurs années. Ou par exemple on oublie des cultures dans un tiroir et hop : la pénicilline. Eh bien justement, selon un processus analogue, après de longues recherches vaines au cours desquelles Ferrer a exploré des cercles concentriques de plus en plus éloignés de la rue d’Amsterdam, il finit par trouver ce qu’il cherchait en la personne de sa voisine de palier. 

***

Bérangère Eisenmann est une grande fille gaie, très parfumée, vraiment très gaie, vraiment trop parfumée. Le jour où Ferrer l’avait enfin remarquée, en quelques heures l’affaire était enlevée. Elle était passée chez lui prendre un verre, puis on allait sortir dîner, elle avait dit je laisse mon sac ? Il avait dit mais oui, laissez donc votre sac. Puis, le premier enthousiasme passé, Ferrer avait commencé de se méfier : les femmes trop proches posaient des problèmes, à plus forte raison les voisines de palier. Non pas qu’elles fussent trop accessibles, ce qui serait plutôt bien, c’était surtout que lui, Ferrer, devenait beaucoup trop accessible à elles, éventuellement contre son gré. Certes on n’a rien sans rien, certes il faut savoir ce qu’on veut.

***

L’été se poursuivit lentement, comme si la chaleur rendait le temps visqueux, son écoulement semblant freiné par le frottement de ses molécules élevées à haute température.

***

C'eût pu être pas mal car c'est parfois très bien, le silence. Accommodé avec un regard et un sourire appropriés, le silence peut donner d'excellents résultats, des intensités rares, des perspectives subtiles, des arrière-goûts exquis, des décisions définitives. Mais là, non ; ce n'étaient que mutismes pâteux, pesants, encombrants comme une glaise colle aux semelles.

***

Le reste du temps c’est dimanche, un perpétuel dimanche dont le silence de feutre ménage une distance entre les sons, les choses, les instants mêmes : la blancheur contracte l’espace et le froid ralentit le temps.

mercredi 18 mai 2016

Sukkwan Island - David Vann - ***

Une île sauvage du Sud de l’Alaska, accessible uniquement par bateau ou par hydravion, tout en forêts humides et montagnes escarpées. C’est dans ce décor que Jim décide d’emmener son fils de treize ans pour y vivre dans une cabane isolée, une année durant. Après une succession d’échecs personnels, il voit là l’occasion de prendre un nouveau départ et de renouer avec ce garçon qu’il connaît si mal. La rigueur de cette vie et les défaillances du père ne tardent pas à transformer ce séjour en cauchemar, et la situation devient vite incontrôlable. Jusqu’au drame violent et imprévisible qui scellera leur destin. Sukkwan Island est une histoire au suspense insoutenable. Avec ce roman qui nous entraîne au cœur des ténèbres de l’âme humaine, 


Miettes :

Ainsi commence ton éducation à domicile. Le monde était à l'origine un vaste champ et la Terre était plate. Les animaux de toutes espèces arpentaient cette prairie et n'avaient pas de noms, les grandes créatures mangeaient les petites et personne n'y voyait rien à redire. Puis l'homme est arrivé, il avançait courbé aux confins du monde, poilu, imbécile et faible, et il s'est multiplié, il est devenu si envahissant, si tordu et meurtrier à force d'attendre que la Terre s'est mise à se déformer. Ses extrémités se sont recourbées lentement, hommes, femmes et enfants luttaient pour rester sur la planète, s'agrippant à la fourrure du voisin et escaladant le dos des autres jusqu'à ce que l'humain se retrouve nu, frigorifié et assassin, suspendu aux limites du monde.
Son père fit une pause et Roy demanda : et après ?
Au fil du temps, les extrémités ont fini par se toucher. Elles se sont recroquevillées pour se rejoindre et former le globe, et sous le poids de ce phénomène la rotation s'est déclenchée, hommes et bêtes ont cessé de tomber. Puis l'homme a observé l'homme, et comme il était devenu si laid avec sa peau nue et ses bébés pareils à des cloportes, il s'est répandu sur la surface de la Terre, massacrant et revêtant les peaux des bêtes les plus correctes.
Ha, lança Roy. Mais ensuite ?
La suite devient trop compliquée à raconter. Quelque part, il y a eu un mélange de culpabilité, de divorce, d'argent, d'impôts, et tout est parti en vrille.
Tu crois que tout est parti en vrille quand tu t'es marié avec Maman ?
Son père le dévisagea d'un œil qui prouva à Roy qu'il était allé trop loin. Non, c'est parti en vrille un peu avant, je crois. Mais difficile de dire quand.

***

Observant l'ombre noire qui bougeait devant lui, il prit conscience que c'était précisément l'impression qu'il avait depuis trop longtemps; que son père avait une forme immatérielle et que s'il détournait le regard un instant, s'il l'oubliait ou s'il ne marchait pas à sa vitesse, s'il n'avait pas la possibilité de l'avoir à ses côtés, alors son père disparaîtrait , comme si sa présence ne tenait qu'à la seule volonté de Roy.

Les derniers jours de Stefan Zweig - Laurent Seksik - ****

Le 22 février 1942, exilé à Pétropolis, Stefan Zweig met fin à ses jours avec sa femme, Lotte.

Le geste désespéré du grand humaniste n'a cessé, depuis, de fasciner et d'émouvoir. Mêlant le réel et la fiction, ce roman restitue les six derniers mois d'une vie, de la nostalgie des fastes de Vienne à l'appel des ténèbres. Après la fuite d'Autriche, après l'Angleterre et les États-Unis, le couple croit fouler au Brésil une terre d'avenir. Mais l'épouvante de la guerre emportera les deux êtres dans la tourmente - Lotte, éprise jusqu'au sacrifice ultime, et Zweig, inconsolable témoin, vagabond de l'absolu.

Miettes :

Son existence reposait sur les étagères de la bibliothèque. Sa vie était entre deux planches.

***

On ne parlait pas du lendemain. L’avenir n’était nulle part en ce lieu. Le présent lui-même avait quelque chose d’irréel. Ils étaient là, tous deux, comme dix années auparavant, mais sur l’enseigne du café quelques lianes venaient s’enrouler. Des cris de singe parvenaient depuis la forêt voisine. Non, ce n’était pas Vienne. Ils n’étaient pas au Café Central ni au Café Museum. Pétropolis avait des allures de ville fantôme et eux des figures de spectres. Il n’aurait pas été surprenant de voir soudain les arbres autour d’eux se mettre en mouvement, les montagnes se déplacer. Et soudain les ténèbres couvrir la terre et le ciel.

***

Seul peut goûter la joie de contempler le monde
Celui qui plus rien ne désire…
Jamais la vue n’est plus étincelante et libre
Qu’à la lumière du couchant.

Pottsville, 1 280 Habitants - Jim Thompson - *****

Shérif de Pottsville, 1280 habitants, Texas, au début du vingtième siècle, Nick Corey mène une vie routinière pas trop fatigante dans la mesure où il évite de se mêler des affaires de ses administrés. Débonnaire, apparemment pas très malin, il se laisse même contester et humilier en public. Comme si ça ne suffisait pas, il est cocu et aux prochaines élections, il pourrait perdre sa place. Il décide donc de commencer à faire le ménage…

Miettes :

Alors ça, je n’en sais trop rien. Je ne dirais pas que vous avez tort, mais je ne suis pas sûr non plus que vous ayez raison.

***

Va te faire foutre ! Je ne te révélerai pas ce que j’avais décidé de te dire parce que j’ai le sens des convenances. Sinon, tu sais ce que je dirais ? Tu sais ce que je te ferais, espèce d’ordure ? Je lèverais la jambe et je te pisserais dans l’oreille pour te vidanger le crâne de ce tas de merde puante qui te sert de cervelle ! – Allons, Rose, un peu de retenue. Tu ferais mieux de peser tes paroles, sinon tu vas finir par dire des horreurs.

***

Et me voilà dans une de ces situations où la vérité n’est pas crédible et le mensonge n’est d’aucune aide – et qui, heureusement, restent plutôt rares dans cette vallée de larmes.

Des larmes sous la pluie - Rosa Montero - ****

Etats-Unis de la Terre, 2109. Les réplicants meurent dans des crises de folie meurtrière tandis qu'une main anonyme corrige les Archives Centrales de la Terre pour réécrire l'histoire de l'humanité et la rendre manipulable. Bruna Husky, une réplicante de combat solitaire décide de comprendre ce qui se passe et mène une enquête à la fois sur les meurtres et sur elle-même. Aux prises avec le compte à rebours de sa mort programmée, elle n'a d'alliés que des marginaux ou aliens, les seuls encore capables de tendresse dans ce tourbillon répressif, vertige paranoïaque qui emporte la société. Rosa Montero choisit un avenir lointain, hérité de Philip K. Dick et de Blade Runner, pour nous parler de ce qui fait notre humanité, notre mémoire et notre identité, la certitude de notre mort et de celle de ceux que nous aimons, de l'usage que nous faisons du temps qui nous est imparti. Ses personnages sont des survivants qui s'accrochent à la morale politique, à l'éthique individuelle, à l'amitié et à l'amour. Elle construit pour nous un futur cohérent, une intrigue vertigineuse et prenante qui nous touche et nous fait réfléchir. Elle écrit avec passion et humour, outils essentiels pour affronter le monde.

Miettes :
Il était déprimé par cette heure du petit matin, sale, délavée, où la nuit mourait et le jour nouveau ne pointait pas encore. Cette heure si nue qu’il n’y avait pas moyen de déguiser l’absurdité du monde.

***

Octave Auguste est devenu le premier empereur romain parce que la République lui avait octroyé d’immenses pouvoirs. Et pourquoi la République avait-elle fait ça ? Pourquoi s’est-elle suicidée pour céder la place à l’Empire ? Tacite l’explique ainsi : Cuncta fessa. Ce qui veut dire : Tout le monde est fatigué. La fatigue face à l’insécurité politique et sociale est ce qui a conduit Rome à perdre ses droits et ses libertés. La peur provoque une faim d’autoritarisme chez les gens. C’est un très mauvais conseiller, la peur. Et maintenant regarde autour de nous, Bruna : tout le monde est effrayé. Nous vivons des moments critiques. Peut-être que notre système démocratique est lui aussi sur le point de se suicider. Parfois les peuples décident de se jeter dans l’abîme.

***

Faire l’amour avec quelqu’un, c’est facile. Coucher avec l’inspecteur, par exemple, aurait été très simple et banal. Une gymnastique triviale vite oubliable. Mais que quelqu’un lui remette sa chaussure qu’elle avait égarée, que quelqu’un la chausse avec cette cajolerie rude, avec cette tendresse maladroite, ça, c’était impossible à surmonter. Le petit geste de Lizard l’avait laissée sans défense. Elle était perdue.

***

Pourtant, tu sais… Je ne suis pas en train de dire que je veux me tuer, plus maintenant… Mais il y a quelque chose de merveilleux quand on se débarrasse de soi-même… Cette liberté suprême de cesser d’être qui on est. Me remettre à nouveau dans cette vieille peau me semble assez déprimant.

L'alignement des équinoxes - Sébastien Raizer - ***

Karen Tilliez, fille étrange et fascinante, se prend pour un samouraï, atteint l'équinoxe de la mystérieuse loi de l'alignement en décapitant un homme d'un coup de sabre. Diane Lempereur, jeune femme aussi séduisante que déboussolée, travaille dans un sex-shop et abandonne tous les repères de sa vie tourmentée en se laissant guider par un psychiatre aux expérimentations singulières. Silver, boxeuse zen laotienne, et Wolf, ancien commando déphasé, deux flics de la brigade criminelle, vont être entraînés dans ce lavage de cerveau existentiel en forme de grand huit, au son des Stooges, de Kraftwerk et de Coil, dans un univers mutant et mouvant, où rien ne semble impossible - ni aller de soi. Et pendant ce temps, la Vipère règle ses comptes, en attendant son propre équinoxe.



Miette:
Personne ne connaît l'algorithme du chaos. Il est donc tout à fait ridicule de simuler le contraire.

lundi 18 avril 2016

Philosophie sentimentale - Frédéric Schiffter - *****

Quatrième:
"Un philosophe peut m´instruire ou m´éclairer, mais son oeuvre n´exerce sur moi aucun charme si en filigrane de ses concepts, de ses thèses, de ses arguments, je ne perçois pas le récit d´un chagrin personnel. Sous le masque du cérébral, j´aime deviner l´orphelin, l´amoureux, l´abandonné, le déclassé, le décalé - l´« animal malade ». Les auteurs que je cite dans ces pages, en exergue de chaque chapitre, n´appartiennent pas à une même sensibilité intellectuelle ou littéraire. Si, cependant, leurs pensées m'accompagnent depuis longtemps et me reviennent à l´esprit comme des refrains, sans doute est-ce parce que j´y entends une semblable tonalité mélancolique. Que j´aie à m´en féliciter ou à m´en blâmer, c´est à Schopenhauer, mais aussi à Nietzsche, Pessoa, Proust, l´Ecclésiaste, Chamfort, Montaigne, Freud, Rosset, Ortega y Gasset, que je dois ma vocation de philosophe sentimental."

Miettes :

Notre savoir n'est autre que ce que notre pensée parvient à saisir du chaos avec le moins de confusion possible. Entre une croyance et une vérité, il n'y a pas une différence de nature mais de degré de précision — raison pour laquelle Montaigne en appelle pour lui-même à un gai savoir comme à une docte ignorance.

***

Autant n’ai-je rien à reprocher aux universitaires qui se contentent d’enseigner avec compétence ce qu’ils savent, autant je me braque contre certains d’entre eux qui se recyclent dans le commerce de sagesses – faisant accroire à un public semi-cultivé en quête de supplément d’âme qu’ils détiennent les recettes d’une vie heureuse et réussie.

***

Nulle méditation accompagnée de la décision de nous changer ne transfigureront notre caractère, c’est-à-dire les plis pris par notre âme depuis notre naissance et inscrits en elle comme de profondes scarifications. Tels qu’en nous-mêmes la vie nous fige et l’âge nous ossifie. Quant au bonheur, comme l’indique l’étymologie, il nous tombe dessus comme le malheur. Il est une factualité. Nul mortel n’est une providence pour lui-même. Stoïciens, épicuriens, spinozistes, et d’autres, se montrent plus superstitieux que le vulgaire à qui ils reprochent d’en appeler aux dieux afin qu’ils lui accordent la félicité. Au contraire du malheur, le bonheur ne laisse pas de traces mais des souvenirs qui viennent nous seriner la complainte des regrets. La sagesse relève de la croyance.

***

 Toute liesse me fait injure. Je regarde avec dédain les enthousiastes, les partants, les motivés. Avec une certaine crainte, aussi. Les optimistes excellent à remplir les bagnes et les cimetières. Cela signifie-t-il que je n’aime pas les gens qui aiment la vie ? Je fuis les inconscients qui ne veulent pas voir qu’ils ne jouissent que d’une existence conditionnelle et que la mort est indifférente à leur amour de la vie.

***

En tant que secteur avancé de l’industrie, mais surtout de la consommation, les loisirs, en s’inscrivant dans le prolongement du travail des esclaves et en occupant une place de plus en plus importante dans leur emploi du temps, consument, pour parler comme Nietzsche, « une extraordinaire quantité de force nerveuse » et la soustraient « à la réflexion, à la méditation, à la rêverie », « mettent constamment sous les yeux des buts mesquins et des satisfactions faciles et banales » ; si bien que, dans une société où les néo-esclaves cherchent à s’amuser coûte que coûte et en permanence, la barbarie l’emporte sur la civilisation, ou, si l’on préfère, la vulgarité sur le goût.

***

L’ennui, avec les bavards, c’est qu’ils n’ont aucun talent pour la conversation. C’est par faiblesse plus que par civilité que, trop souvent, nous supportons leur présence – qu’ils soient, d’ailleurs, des amis ou des proches.

***

 Il en va de la tristesse du deuil comme des pulsions refoulées : refouler ne veut pas dire extirper de soi. Plus je l’enfouissais pour faire bonne figure et jouer chaque jour le rôle que l’on doit jouer dans la comédie humaine, plus elle fit corps avec mon âme et finit par muter en ennui – un ennui qui n’est ni la satiété résultant de la jouissance de quelque bien ou situation désirés, ni le vertige du désœuvrement, mais une humeur qui me fait voir le manège du « monde » comme une mécanique foutraque et déglinguée de Tinguely et les faits et gestes des humains comme des gesticulations d’automates loufoques et effrayants.

***

Ainsi les gens les plus sensés s’abîment-ils dans la folie ordinaire de la croyance au monde. Même s’ils se passent de Dieu, ils se figurent appartenir à un Tout formé des deux cercles concentriques d’un ordre naturel et d’un contexte humain soumis à un Progrès. D’où leur implication fébrile et enthousiaste en son sein où point n’est besoin pour eux de reprendre place puisque nul chagrin ne les en a délogés et où ils peuvent donner le cours le plus libre à leur activisme existentiel.

***

Je m’effraie du dynamisme et du sérieux avec lesquels mes semblables persévèrent dans l’agitation, comme s’ils pensaient participer à je ne sais quelle mission transcendante, stimulés par le désir d’atteindre à un but mystérieux.

***

La moindre obligation sociale me lasse avant même que j’y sacrifie et m’irrite si elle s’éternise. À peine suis-je en société que le vide me manque. Rien ne m’est plus insupportable que la présence de bonshommes et de bonnes femmes pétant d’optimisme et embesognés à « avancer dans la vie » alors que, au bout de leur trajectoire, leur tombe, déjà ouverte, les attend.

***

Même si je n’ouvre pas le livre que j’ai avec moi, sa présence me rassure. Je tiens là, à portée de main, un ami prêt à me faire franchir à tout moment la ligne de démarcation qui sépare la zone de la vie sans l’esprit, occupée par les forces de la bêtise, de la vulgarité ou de la platitude, de la zone libre où l’esprit circule de l’imaginaire à l’intelligence.

***

Il n’y a que dans le décor où se démènent mes semblables avec le plus grand sérieux que je me sens exilé. Certes, j’exécute les mêmes gestes qu’eux, je m’adresse à eux dans leur langue, mais cela me coûte un effort, le même que celui que j’aurais à faire si j’étais perdu en un pays qui n’est pas le mien.

***

Simplement, il existe deux manières de vivre avec ce sentiment. D’une part, il y a le grand nombre des pessimistes malheureux que l’inexistence du monde terrorise tant qu’ils se convertissent à l’optimisme du salut et gobent les bluffs éthiques – tous ces discours qui leur font miroiter une vie bonne, réussie, authentique, béate, réconciliée avec la mort, la vieillesse, la douleur et l’échec. D’autre part, il y a le petit nombre des pessimistes heureux, qui, eux, volens nolens, s’accommodent du pire et prennent parfois le parti d’en rire – car ils ont ce sens de l’insignifiance que l’on appelle l’humour. Naturellement, quand ils philosophent, les pessimistes heureux s’avèrent décevants aux yeux de la foule des pessimistes malheureux pour ne lui délivrer aucun message de consolation ni rien de significatif sur la meilleure façon de vivre. Ils aggravent leur cas quand ils évoquent ce dont personne ne veut entendre parler, à savoir le néant de tout. C’est le cas de Schopenhauer.

***

Le sage spinoziste est un scientifique ; le sage schopenhauerien, un esthète.

***

Il est remarquable de constater à quel point, bien avant Freud, Montaigne soupçonne les philosophes de souffrir d’un excès de pensée, de raison et de « fantaisie » – d’un excès de sens, donc, ce qu’en psychiatrie on entend par paranoïa. Tout se passe comme si, angoissés par leur propre vie aussi fortuite qu’éphémère, ils niaient la réalité du hasard, du temps et de la mort, pour lui substituer un monde conforme à leur désir contrarié d’harmonie et d’éternité. Leur folie consiste à présenter la réalité des apparences comme une apparence de réalité, comme le sous-produit d’une autre réalité qu’ils nomment l’Être mais qui n’existe que dans leur imagination – totale affabulation connue sous le nom respectable de « métaphysique ». 

***

La volonté même de se doter de vertus pour, en somme, être un autre, montre combien la raison et la volonté capitulent devant le désir et l’imagination, qui s’en servent, à leur insu, comme moyens d’illusions.

***

S’exprimer avec correction et esprit quand un sabir ordurier est devenu l’idiome officiel ? S’habiller avec soin quand le survêtement et la camisole à capuchon est devenu l’uniforme ? Se comporter avec bienséance quand le laisser-aller est devenu la forme même de la décontraction ? Autant de qualités aristocratiques qui offensent leur naturel plébéien et génère assez vite une tension proche de la rixe – telle qu’elle se produit dans la parabole d’El Discreto, de Baltasar Gracián, quand le paon est attaqué par tous les représentants de la gent volatile, des poulets aux corbeaux, qui l’accusent de leur avoir volé les apparats qu’ils n’ont pas et n’auront jamais. Quand je rentre chez moi après des heures passées à frayer par obligation avec mes contemporains, je me dis que j’ai frôlé le tabassage et que, si je l’ai échappé belle, c’est pour avoir eu le réflexe avisé d’enduire mes propos d’un miel anesthésiant qui calme le ressentiment de mes agresseurs le temps nécessaire pour que je déguerpisse. Souvent, dans la crainte qu’un jour les choses tournent très mal, je songe à apprendre un art martial, ou bien, comme les muscadins de Thermidor, à ne plus sortir sans une canne gourdin.