jeudi 29 janvier 2015

Kafka sur le rivage - Haruki Murakami - *****

Un roman empreint de poésie, où il faut accepter de se laisser porter par le texte. Une réflexion sur le passé et la mémoire. C'est une oeuvre qui laisse des traces.


Présentation:
Magique, hypnotique, Kafka sur le rivage est un roman d'initiation où se déploient, avec une grâce infinie et une imagination stupéfiante, toute la profondeur et la richesse de Haruki Murakami. Une œuvre majeure, qui s'inscrit parmi les plus grands romans d'apprentissage de la littérature universelle. Kafka Tamura, quinze ans, fuit sa maison de Tokyo pour échapper à la terrible prophétie que son père a prononcée contre lui. Nakata, vieil homme simple d'esprit, décide lui aussi de prendre la route, obéissant à un appel impérieux, attiré par une force qui le dépasse. Lancés dans une vaste odyssée, nos deux héros vont croiser en chemin des hommes et des chats, une mère maquerelle fantomatique et une prostituée férue de Hegel, des soldats perdus et un inquiétant colonel, des poissons tombant du ciel, et bien d'autres choses encore... Avant de voir leur destin converger inexorablement, et de découvrir leur propre vérité.



Miettes :

Une fois la tempête passée, tu te demanderas comment tu as fait pour la traverser, comment tu as fait pour survivre. Tu ne seras pas très sûr, en fait, qu’elle soit vraiment achevée. Mais sois certain d’une chose : une fois que tu auras essuyé cette tempête, tu ne seras plus le même. Tel est le sens de cette tempête

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J’observe sa silhouette, son allure, sa démarche. Ses gestes ont une élégance naturelle. Je ne sais pas trop comment exprimer ça, mais il y a quelque chose de spécial en elle. C’est comme si sa silhouette vue de dos essayait de me dire quelque chose. Quelque chose qu’elle ne peut pas me dire de face. Seulement, j’ignore ce que c’est. Il y a tant de choses que j’ignore.

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Dans cent ans, plus une seule de ces personnes, y compris moi, ne sera sur cette terre. Nous serons tous redevenus cendre ou poussière. À cette idée, je me sens bizarre. Tout ce qui m’entoure me semble éphémère, illusoire, prêt à disparaître dans un souffle de vent, j’écarte mes mains et les examine. Pourquoi est-ce que je me donne tout ce mal ? Pourquoi s’efforcer si désespérément de survivre ?

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Mais tu comprendras avec le temps. On se lasse très vite de ce qui n’est pas ennuyeux, alors que les choses dont on ne se lasse pas sont généralement ennuyeuses. C’est comme ça. Même si j’ai eu le temps de m’ennuyer dans la vie, je ne me suis jamais lassé de ce que j’aimais. La plupart des gens ne savent pas faire la différence.

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Il se passe beaucoup de choses autour de moi. Certaines que j’ai choisies, d’autres non. Mais je ne perçois plus très bien la différence entre les deux. C’est-à-dire, même ce que je crois choisir de ma propre volonté me semble avoir été déterminé d’avance. J’ai l’impression de suivre un chemin que quelqu’un d’autre a déjà tracé pour moi. J’ai beau essayer de comprendre, cela me semble complètement inutile. Ou plutôt, j’ai l’impression que plus je fais d’efforts pour comprendre, moins je suis moi-même. Comme si je m’éloignais de ma propre trajectoire. C’est terrible comme sensation. Cela me fait peur. Rien que d’y penser, je me sens pétrifié.

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Mademoiselle Saeki a disparu, ne laissant derrière elle qu’un oreiller mouillé de larmes. Tu poses la main sur ce tissu humide et tu regardes le ciel blanchir par la fenêtre. Au loin, tu entends crailler un corbeau. La Terre continue lentement de tourner. Au-delà de ces détails, chacun vit dans ses rêves.

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Tu sais, Kafka, la plupart des gens dans le monde ne veulent pas vraiment être libres. Ils croient seulement le vouloir. Pure illusion. Si on leur donnait vraiment la liberté qu’ils réclament, ils seraient bien embêtés. Souviens-toi de ça. En fait, les gens aiment leurs entraves.

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Jusqu’à un certain point, naturellement. Jean-Jacques Rousseau disait que la civilisation naît quand les gens commencent à construire des barrières. Une remarque très perspicace. C’est vrai : toutes les civilisations sont le produit d’une restriction de la liberté que l’on a délimitée avec des barrières. Mis à part les Aborigènes d’Australie qui ont maintenu jusqu’au dix-septième siècle une civilisation sans barrières. C’était un peuple profondément libre, ils allaient où ils voulaient, quand ils voulaient et faisaient ce qu’ils voulaient. Leur vie était littéralement une marche errante. Et cette errance était une métaphore parfaite de leur vie. Et puis les Anglais sont arrivés et ont élevé des clôtures pour enfermer le bétail. Comme les Aborigènes n’ont pas compris le sens de cette démarche, ils ont été considérés comme dangereux et antisociaux et ont été refoulés vers la brousse. Voilà pourquoi il faut que tu fasses attention, Kafka Tamura. Finalement, dans ce monde, ce sont ceux qui dressent les plus hautes barrières qui survivent le plus sûrement, et si tu nies ce principe, tu seras refoulé vers la brousse.

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Nous perdons tous sans cesse des choses qui nous sont précieuses, déclare-t-il quand la sonnerie a enfin cessé de retentir. Des occasions précieuses, des possibilités, des sentiments qu’on ne pourra pas retrouver. C’est cela aussi, vivre. Mais à l’intérieur de notre esprit – je crois que c’est à l’intérieur de notre esprit, il y a une petite pièce dans laquelle nous stockons le souvenir de toutes ces occasions perdues. Une pièce avec des rayonnages, comme dans cette bibliothèque, j’imagine. Et il faut que nous fabriquions un index, avec des cartes de références, pour connaître précisément ce qu’il y a dans nos cœurs. Il faut aussi balayer cette pièce, l’aérer, changer l’eau des fleurs. En d’autres termes, tu devras vivre dans ta propre bibliothèque. 


dimanche 25 janvier 2015

Avance rapide - Mickael Marshall - ****

Présentation:

Quand on met Stark sur un travail, c'est que toutes les solutions classiques ont échoué. Son intervention étant souvent celle de la dernière chance, il serait malvenu de se formaliser de méthodes plutôt... détonantes.
En un monde où la technologie peut faire des merveilles – mais les fait systématiquement de travers –, Stark a pour vocation de remettre les choses dans le bon sens. Cette fois, il doit retrouver un certain Alkland, un ingénieur du « Centre », qui vient de disparaître sans laisser de traces : le genre d'homme qu'il vaudrait mieux éviter de chercher quand on veut finir ses jours en paix.
Dans la gigantesque Cité, dont chaque quartier, livré à l'anarchie, est l'équivalent d'une ville du XXe siècle, Stark va bientôt vérifier une des plus vieilles lois de l'humanité : résoudre un problème est un moyen sur d'en faire surgir d'autres ! Sa vie tournant au cauchemar – littéralement ! –, Stark s'énerve de plus en plus. Une bonne raison pour éviter de croiser son chemin !


Miettes :


Regardez-moi. D’accord, je porte de chouettes fringues, mais ça n’a rien à voir. Les vêtements ne coûtent rien ; c’est l’apparence qui compte. Je ne donne pas l’impression d’avoir peur. Ni celle d’être dégoûté par ce que je vois. J’ai l’air d’un type prêt à vous enfoncer une lame dans la gorge avant même que vous ayez commencé à m’emmerder. D’un mec dont la mère est morte étouffée dans son dégueulis en pleine rue. D’un salopard qui prostitue sa sœur, pas pour l’argent mais parce qu’il la déteste, ou pour pouvoir la sauter gratuitement.
J’ai l’air d’être à ma place ici.

-oOo-

J’ai regardé longuement la salle avant de choisir une table.
Quinze minutes ont passé avant qu’une fille mince habillée de noir marche jusqu’à la table, apparemment par accident. Voyant que j’avais un menu dans les mains, elle a décidé de prendre ma commande.
Je lui ai demandé ce qu’elle me conseillait. Elle a haussé les épaules. J’ai attendu, mais elle n’a pas eu d’autre réaction. Alors j’ai choisi un plat principal au pif. Elle n’avait pas de carnet, rien pour écrire, et j’ai commencé à me demander si ce n’était pas une étudiante en dessin qui passait par hasard. Le jeu commençait à perdre de son intérêt quand elle s’est enquise de ce que je voulais boire. Je lui ai décrit ce que je désirais. Elle a quitté les lieux, toujours sans rien écrire.
J’ai fini de planifier ma vie, ayant tout le temps d’envisager plusieurs carrières, d’imaginer à quoi pourrait ressembler la compagne idéale et ce que feraient nos enfants plus tard. J’ai décidé où nous vivrions et combien de temps ; j’ai choisi les couleurs des murs de notre appartement.
Puis j’ai changé : une autre profession, une autre compagne, d’autres murs.
J’ai pensé à toutes les personnes que je connaissais et imaginé leur existence avec plus de détails encore. J’ai pris un pied fou à prédire la couleur du poil des arrière-arrière-petits-enfants de Spangle en considérant quinze partenaires possibles. J’ai eu le temps d’aller deux fois aux toilettes ; j’ai fumé un paquet de clopes presque entier ; j’ai fabriqué un très joli oiseau en origami, avec les ailes qui bougeaient et le bec qui s’ouvrait.
Enfin, l’étudiante a réapparu, tel un mirage. Je m’attendais qu’elle ait les cheveux gris et qu’elle marche avec un déambulateur. Ou alors, c’était son arrière-arrière-petite-fille qui m’apportait ma commande, sacrifiant ainsi à un rituel héréditaire et mystique passé de génération en génération.
Elle s’est approchée de la table, a posé devant moi une assiette et un verre contenant quelque chose que je n’avais jamais demandé. Puis elle a de nouveau disparu.

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Jusque-là, je n’ai guère été impressionnant. C’est ce que vous pensez ? Vous avez peut-être raison. Je pourrais me défendre – il n’est pas facile de réagir, de courir tout le temps – mais je n’en ferai rien. Quelle importance ? Ce qui compte est trop profond, trop personnel, trop minuscule pour être expliqué. Les spectateurs ne peuvent pas comprendre. Rien de ce qui est important, vraiment important, n’impressionne : la victoire n’a de signification que pour la personne concernée. Rester en vie, par exemple. Ça a l’air si facile…
Mais parfois, naître est une épreuve insurmontable.

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Les choses sont parfois comme elles semblent être.
C’est un résumé, une version concentrée… Attendez avant d’en tirer des conclusions.
Imaginez une rue que vous connaissez bien… Tenez, celle qui est au pied de votre appartement. Maintenant, descendez la rue en esprit. Pensez aux immeubles, aux arbres, aux craquelures dans le trottoir, à la façon dont vous vivez cette promenade.
C’est fait ? Bien. Alors, rebelote ! Mais en remontant.
Ce n’est pas la même chose, pas vrai ? La rue que vous descendez et celle que vous remontez sont très différentes. Vous savez que c’est la même, mais vos sensations ne sont pas d’accord.
Avez-vous l’impression de marcher au même endroit ? Ou celle d’avoir emprunté deux itinéraires différents ?
Quand on prend une avenue dans un sens inhabituel, il peut arriver qu’on ne la reconnaisse pas.
Et le retour est toujours plus rapide que l’aller.
Vous pensez : perception, psychologie, subjectivité.
Quelle importance ?
J’arrive au point essentiel. La perception n’a rien à voir là-dedans. Les routes sont différentes selon la direction dans laquelle on les prend. Ce n’est pas une impression ; c’est la vérité. Peu de gens s’en rendent compte et une minorité a la capacité d’y croire.

-oOo-

Parfois, on parle à un ami d’un sujet qui nous tient à cœur. On aimerait le convaincre de voir les choses comme nous. Quand on s’aperçoit qu’il ne pige pas, qu’il trouve notre souffrance inutile, quelle amertume…
C’est comme une rupture. On essaie de communiquer ses émotions, parce qu’il le faut.
Quelqu’un doit deviner notre colère, notre peur.
Mais personne ne comprend.
« Une de perdue, dix de retrouvées », qu’ils disent.
Ou : « C’est pour le mieux. »
Ou : « Tu veux des frites ? »
Ils ne comprennent pas, parce qu’ils n’étaient pas là. Ils n’ont pas vécu avec vous jour après jour, heure après heure.
Ils ignorent ce qui s’est passé, la manière dont les événements vous ont modelé, comment ils ont structuré votre univers.
Ils ne savent pas que la personne qui vous fait tant de mal est peut-être celle dont vous avez le plus besoin.
Ils ne connaissent pas votre histoire, votre passé, les colonnes de souvenirs qui vous structurent. Chacun est seul, parce que chaque existence est différente. On peut envoyer des lettres aux gens, ou leur montrer des photos, mais on ne peut pas leur faire visiter sa vie.
À moins qu’on les aime. Alors ils peuvent la réduire en cendres.

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Aujourd’hui, les parents pensent que le réalisme est bon pour l’éducation, donc qu’il ne faut pas mentir sur le fonctionnement du monde.
Conneries !
Un esprit enfantin n’a pas besoin de réalisme. D’une certaine manière, le monde marche comme on imagine qu’il marche.

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Avant d’être un homme, bon ou mauvais, un saint ou un psychopathe, nous sommes tous des enfants.
Moi, par exemple. Je prends les choses comme elles viennent et j’essaie d’avoir du recul. J’exerce un métier qui ne doit pas être encore très clair à vos yeux. Mais avant que j’aie cette façon de m’exprimer et cette façon de penser – avant mes cicatrices –, j’étais un enfant. Difficile à croire.
Vous vous en souvenez ? De votre enfance ?
La réponse est non. Vous croyez vous la rappeler, mais vous vous trompez. De ces jours intenses et flous il reste les bribes qui vous ont aidé à devenir ce que vous êtes aujourd’hui. Les moments où vous vous êtes senti vivant, quelques journées exceptionnelles, des sensations. Des pièces du puzzle, qui font partie de vous.
Mais vous avez oublié le reste. Impossible de vous souvenir du temps où vous étiez un gamin et où vous ne connaissiez rien d’autre.

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Quelles sont les choses importantes de votre vie ? Celles qui vous rendent vraiment heureux ? Aimer quelqu’un si fort qu’il suffit de tendre les bras pour l’étreindre. Manger un bon repas en savourant chaque bouchée. Ce ne sont pas des impératifs biologiques. Nul besoin d’amour pour baiser, et l’homme peut tout ingérer, sauf le métal.
Les impératifs biologiques étaient les garde-fous du passé. Depuis que nous sommes descendus des arbres, ils sont devenus obsolètes. La nature sait que nous ne sommes plus entre ses mains ; elle nous fout la paix. Elle s’amuse avec les insectes et les plantes, se contentant de lâcher un virus de temps en temps pour nous rappeler son existence.
On aime avoir besoin de quelqu’un, comme quand on était petit. On mange de bonnes choses parce que l’intensité du goût nous rappelle la faim satisfaite de nos premières années.
Les plus beaux tableaux sont le reflet du coquelicot qui ployait sous la brise quand on avait deux ans. Le film le plus génial nous rappelle les moments où nous regardions le monde avec des yeux étonnés.
Tout cela permet de faire taire l’adulte, d’ouvrir la fenêtre de la cellule pour permettre à l’enfant affamé de se rassasier les yeux avant que l’obscurité retombe.

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Mon père croyait qu’il y avait un temps pour tout. Chaque acte avait son instant. Quand il rapportait les photos des vacances, il ne les regardait pas dans la rue, pour ne pas se gâcher la joie de les découvrir au calme. Il les laissait dans l’enveloppe, rentrait à la maison, se faisait une bonne tasse de thé et s’installait dans son fauteuil. Il les déballait et les regardait une par une, savourant chaque image.

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Ma mère m’a légué le peu de gentillesse que j’ai. Mon père m’a dévoilé la magie des livres. Entre deux couvertures, on peut trouver n’importe quoi. Les livres sont tranquilles et silencieux ; pourtant chacun d’eux est comme une porte.

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Quand on ne sait pas ce qu’on veut, on saisit tout ce qui passe en pensant que c’est mieux parce que c’est nouveau.

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Remarque : 8/10
Excellente surprise que la rencontre avec cet auteur que je ne connaissais pas.

vendredi 16 janvier 2015

L'Océan au bout du chemin - Neil Gaiman - ***

Quatrième de couverture:


De retour dans le village de sa jeunesse, un homme se remémore les évènements survenus l’année de ses sept ans. Un suicide dans une voiture volée. L’obscurité qui monte. Et Lettie, la jeune voisine, qui soutient que la mare au bout du chemin est un océan…



Miette :


« Je vais te confier quelque chose d’important. Les adultes non plus, ils ressemblent pas à des adultes, à l’intérieur. Vus de dehors, ils sont grands, ils se fichent de tout et ils savent toujours ce qu’ils font. Au-dedans, ils ressemblent à ce qu’ils ont toujours été. À ce qu’ils étaient lorsqu’ils avaient ton âge. La vérité, c’est que les adultes existent pas. Y en a pas un seul, dans tout le monde entier. »

Neil Gaiman - L'océan au bout du chemin


Remarque:
Une oeuvre assez étrange, entre le roman et la nouvelle, entre conte pour enfant et roman fantastique.

Ma vie et autres trahisons - Roland Jaccard - ***

Quatrième de couverture:

« Il m’est pénible de l’avouer, mais je suis un pauvre type. Je n’ai pas le souvenir de l’avoir toujours été. Cette foutue tendance à embellir le passé. Mais c’est vrai, il est arrivé, parfois, que ma vie tienne ses promesses qui étaient de ressembler à Hollywood. Et puis, petit à petit, les étoiles ont disparu de ma galaxie et je me suis retrouvé seul dans ce café parisien, face à l’église Saint-Sulpice, avec un stylo-feutre et une feuille de papier. Un thé sur une table en formica et quelques biscuits. Ce n’est pas rien, me direz-vous. Et vous ajouterez : surtout ne me racontez pas votre vie. Cela tombe bien, je n’en avais pas l’intention. » RJ.







Miettes :

Nos existences n’étaient-elles pas une suite de trahisons ? Trahisons de nos idéaux, trahisons de nos amis, trahisons des femmes que nous croyions aimer pour la vie… et j’en passe. Vivre, c’est trahir. Nous sommes tous des Judas en puissance et sans doute ne peut-on persévérer dans l’existence, comme les serpents, qu’en changeant régulièrement de peau. Le jour où cette possibilité nous est refusée ou celui où nous ne la saisissons plus, nous signons notre fin. Ce n’est peut-être pas la mort, mais cela y ressemble fort.

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Après chaque exercice d’autodénigrement, me revient en mémoire l’histoire de ces deux rabbins traversant Manhattan dans un taxi. Ils n’échangent pas un mot. Au bout d’un quart d’heure, le premier baisse la tête et clame : « Je ne suis rien. » Un quart d’heure plus tard, le second soupire : « Moi non plus, je ne suis rien. »
Interloqué, le chauffeur de taxi, un Noir, les interpelle : « Si vous n’êtes rien, moi alors je suis moins que rien. » Les deux rabbins se regardent et s’écrient ensemble : « Pour qui il se prend, celui-là ? »

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Comment faites-vous pour tenir ? Pour vous réjouir d’être là, encore vivants ? À moins que, comme moi, vous ne fassiez semblant. Simuler un bonheur qu’on n’éprouve pas est encore la meilleure recette pour éviter les emmerdements. Pour ce qui est de donner le change, je ne suis pas plus maladroit qu’un autre. Mais comme les autres ne s’intéressent pas plus à moi que je ne m’intéresse à eux (jadis, peut-être), le tour est vite joué.

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Remarque: 
On retrouve ici la veine de L'âme est un vaste pays.

Soumission - Michel Houellebecq - ****

Quatrième de couverture:

Au printemps 2022, François Hollande achève son second mandat. Bien qu'il l'ait gagné cinq ans plus tôt contre Marine Le Pen, il est déconsidéré, honni, détesté, et ne parvient pas à empêcher la montée en puissance de la Fraternité musulmane, qui, sous la férule du charismatique, intelligent et cultivé Mohamed Ben Abbès, rallie de plus en plus de suffrages. Le second tour de la présidentielle oppose ce nouveau venu à la candidate du FN. Les partis traditionnels de gouvernement (UMP, PS, UDI) se rallient à ce "visage présentable de l'islam". Et le tour est joué... Les femmes sont interdites d'emplois publics, permettant ainsi l'embauche de centaines de milliers d'hommes et une baisse spectaculaire du chômage, elles ne peuvent plus porter la robe ou la jupe dans les lieux publics, les professeurs de faculté doivent se convertir au terme d'un processus qui ne prend que quelques heures.

Miettes :

Peut-être plus grave encore, je n'aimais pas les jeunes – et je ne les avais jamais aimés, même du temps où je pouvais être considéré comme faisant partie de leurs rangs. L'idée de jeunesse impliquait me semblait-il un certain enthousiasme à l'égard de la vie, ou peut-être une certaine révolte, le tout accompagné d'une au moins vague sensation de supériorité par rapport à la génération que l'on était appelé à remplacer ; je n'avais jamais, en moi, rien ressenti de semblable.

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Au moment où elle s'abattait sur son canapé, jetant un regard hostile au taboulé, je songeai à la vie d'Annelise, et à celle de toutes les femmes occidentales. Le matin probablement elle se faisait un brushing puis elle s'habillait avec soin, conformément à son statut professionnel, et je pense que dans son cas elle était plus élégante que sexy, enfin c'était un dosage complexe, elle devait y passer pas mal de temps avant d'aller mettre les enfants à la crèche, la journée se passait en mails, en téléphone, en rendez-vous divers puis elle rentrait vers vingt et une heures, épuisée (c'était Bruno qui allait chercher les enfants le soir, qui les faisait dîner, il avait des horaires de fonctionnaire), elle s'effondrait, passait un sweat-shirt et un bas de jogging, c'est ainsi qu'elle se présentait devant son seigneur et maître et il devait avoir, il devait nécessairement avoir la sensation de s'être fait baiser quelque part, et elle-même avait la sensation de s'être fait baiser quelque part, et que ça n'allait pas s'arranger avec les années, les enfants qui allaient grandir et les responsabilités professionnelles qui allaient comme mécaniquement augmenter, sans même tenir compte de l'affaissement des chairs.

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Que l'histoire politique puisse jouer un rôle dans ma propre vie continuait à me déconcerter, et à me répugner un peu. Je me rendais bien compte pourtant, et depuis des années, que l'écart croissant, devenu abyssal, entre la population et ceux qui parlaient en son nom, politiciens et journalistes, devait nécessairement conduire à quelque chose de chaotique, de violent et d'imprévisible. La France, comme les autres pays d'Europe occidentale, se dirigeait depuis longtemps vers la guerre civile, c'était une évidence ; mais jusqu'à ces derniers jours j'étais encore persuadé que les Français dans leur immense majorité restaient résignés et apathiques – sans doute parce que j'étais moi-même passablement résigné et apathique. Je m'étais trompé. 

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Pendant la nuit, une zone dépressionnaire en provenance de l'Atlantique avait abordé la France par le quart Sud-Ouest, la température avait remonté de dix degrés ; un brouillard dense recouvrait la campagne autour de Poitiers. J'avais commandé le taxi très en avance, il me restait à peu près une heure à tuer ; je la passai au Bar de l'Amitié, dont l'entrée était à moins d'une cinquantaine de mètres du monastère, à descendre machinalement des Leffe et des Hoegaarden. La serveuse était mince et trop maquillée, les clients parlaient fort – d'immobilier et de vacances, essentiellement. Je n'éprouvais aucune satisfaction à me retrouver au milieu de mes semblables.

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Remarque
Moins bon que les précédents, mais se lit avec plaisir.

lundi 5 janvier 2015

L'exil intérieur - Roland Jaccard - ****

Présentation:

Il y a près d’un siècle, Nietzsche comparait l’humanité de demain à une plage de sable ; tous les humains, disait-il, seront très égaux, très ronds, très conciliants, très ennuyeux. La prophétie nietzschéenne s’est réalisée. Ultime figure de l’histoire, le petit-bourgeois s’étend planétairement. Sur-contrôlé de l’extérieur, auto-contrôlé de l’intérieur, décorporalisé, désexualisé, hyper-normalisé, l’homme de la modernité, quoi qu’il en ait, sera de plus en plus l’image même de l’homme administré coulant une existence paisible dans des sociétés d’abondance totalitaires – sans jamais prendre conscience que si ses besoins y sont satisfaits, c’est au détriment de sa vie même. Dans cet essai au ton vif et personnel, Roland Jaccard a tenté de tracer le portrait psychologique de l’homme de la modernité. Et de préciser le rôle que jouent les employés de la santé mentale (psychologues, psychothérapeutes, psychiatres…) dans la vaste entreprise de normalisation des conduites indispensable au bon fonctionnement de nos modernes médiocraties anonymes.

Miettes :

L’homme de la modernité est effectivement un homme faible, désarmé, comme châtré. Isolé, également. Il est l’homme de la technologie froide et des affects morcelés ; l’homme de l’exil intérieur. Schizoïde hors des murs de l’hôpital psychiatrique ; schizophrène à l’intérieur de ces murs.

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Ce sera, c’est déjà, l’ère des grandes termitières où chacun sur l’échiquier réglé jouera avec la dernière énergie qui lui reste [...] son rôle de réactionnaire, centriste, révolutionnaire ordonné ou gauchiste désordonné dans un monde sans alternative où tout sera devenu critiquable et où la prolifération des utopies assurera de manière commode et anodine le bon fonctionnement des institutions existantes.

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L’homme de la modernité se vit à travers ses troubles ; s’il les revendique comme son bien le plus précieux, sa production la plus personnelle, la plus authentique (la normalité est une valeur en baisse), il en rejette simultanément la responsabilité sur les autres : la famille, l’école, le travail, la société. Il les assume mal. Les défaillances sexuelles, les insomnies angoissées, le sentiment d’être étranger, bizarre, ailleurs ou simplement inférieur le conduisent chez le psychothérapeute, dernier recours individuel (il y a bien sûr les recours collectifs : politiser sa névrose) de sa détresse subie, jouée ou inventée.

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Remarque:
Ouvrage plus psychanalytique. Des réflexions sur l'homme de la modernité toujours d'actualité. 

Cent ans de solititude - Gabriel Garcia Marquez - ****

La première page, juste pour le plaisir:

Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. Macondo était alors un village d’une vingtaine de maisons en glaise et en roseaux, construites au bord d’une rivière dont les eaux diaphanes roulaient sur un lit de pierres polies, blanches, énormes comme des oeufs préhistoriques. Le monde était si récent que beaucoup de choses n’avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt.
Gabriel Garcia Marquez - Cent Ans De Solitude

dimanche 4 janvier 2015

Fils des brumes - Brandon Sanderson - ***



Quatrième de couverture du premier tome:


Les brumes règnent sur la nuit,
Le Seigneur Maître sur le monde.
Vin ne connait de l’Empire Ultime que les brumes de Luthadel, les pluies de cendre et le regard d’acier des Grands Inquisiteurs. Depuis plus de 1000 ans, le Seigneur Maître gouverne les hommes par la terreur. Seuls les nobles pratiquent l’allomancie, la précieuse magie des métaux.
Mais Vin n’est pas une adolescente comme les autres. Et le jour où sa route croise celle de Kelsier, le plus célèbre voleur de l’Empire, elle est entraînée dans un combat sans merci. Car Kelsier, revenu de l’enfer, nourrit un projet fou : renverser l’Empire.

Remarque:
Suite de la découverte du monde de la Fantasy. 
Bonne série avec des personnages pas si manichéens que ça, une petite réflexion sur la politique.

samedi 3 janvier 2015

Topologie du pessimisme - Roland Jaccard - ***


Quelques miettes:

Tous ceux qui feignent de s’intéresser à autrui pour d’autres motifs que narcissiques ou sexuels, méritent quolibets et sarcasmes. Au lieu de cela, l’humanité, dans sa fragile désespérance, tresse des couronnes de lauriers aux charlatans qui assurent œuvrer pour elle.

Roland Jaccard - Topologie du pessisme


Dieu arpente son bureau, lorsqu'il aperçoit de sa baie vitrée le diable traînant derrière lui une vieille caisse. Intrigué, Dieu appelle son majordome et lui demande : « Qu’y a-t-il dans cette caisse ? » Ce dernier lui répond : « Un homme et une femme. » Dieu, désemparé, consulte ses dossiers et, soudain, se souvient : « Ah oui… cette expérience ratée. Est-ce qu'ils vivent toujours ? »

Roland Jaccard - Topologie du pessisme