lundi 20 juillet 2015

Le solitaire - Eugène Ionesco - ****

Présentation:

Le seul roman écrit par Ionesco. A trente-cinq ans, un homme fait un héritage et se retire de la vie. Il ne cesse de s'étonner de ses congénères qui continuent à s'agiter, à se battre même, à aimer, à croire. La recherche de l'oubli, la nostalgie du savoir que nous n'aurons jamais, le sentiment de notre infirmité et du miracle de toute chose, font de cet individu banal un être qui a la grâce, un mystique pas tellement loin de Pascal.


Miettes:

Je m’ennuyais bien un peu. Nous savons tous que rien n’est plus triste qu’un dimanche après-midi. Les jeunes couples avec la maman enceinte qui poussait la voiturette d’un bébé, tandis que le jeune papa avançait en en tenant un autre par la main, me donnaient l’envie de les tuer ou de me suicider. Mais à partir du troisième ou quatrième demi de bière, tout devenait comique et même gai.

***

Ai-je jamais senti qu’un feu ardent couvât sous les cendres ? Ah la la… J’ai beau interroger mon âme, j’ai beau l’explorer, je n’y décèle aucune vibration profonde. Dans les espaces gris de l’intérieur, il n’y a que des décombres, sous d’autres décombres, sous d’autres décombres. Mais s’il y a des décombres, il y a eu peut-être un temple autrefois, des colonnes lumineuses, un autel ardent ? Ce n’est qu’une supposition. En fait il n’y a jamais eu rien d’autre, peut-être, que le chaos.

***

Et pourtant je me sentais mal à l’aise dans ma peau. Ne sachant pas comment bouger pour que je ne la sente pas ou que je la sente le moins possible. De temps à autre, surtout dans mon adolescence, le mystère universel m’avait troublé. Un univers infini n’est pas concevable par notre entendement. Et pourtant on m’avait répété à l’école et partout que l’univers était infini. Et puis on m’avait dit que l’univers était fini et non pas infini, cela me semblait encore moins concevable, si l’on peut dire, car qu’est-ce qu’il y avait « après » ? Il est probable que l’univers n’est ni fini ni infini, les mots fini ou infini étant des expressions qui ne veulent rien dire. Si on ne peut s’imaginer le fini ni l’infini, ni le ni-fini ni-infini qui sont des choses si élémentaires, si simples, qu’on aurait dû être fait pour pouvoir concevoir, que pouvions-nous faire d’autre que de ne pas penser ? Toute notre raison chavire dans le chaos. Que pouvons-nous savoir de la justice, de l’ordre physique, de l’histoire, des lois de la nature, du monde, si les bases fondamentales de notre entendement possible nous sont inconnues à nous-mêmes ? Surtout, ne pensons pas. Ne pensons à rien. Ne jugeons de rien.

***

En fait, je suis né accablé. L’univers me semblait être une sorte de grande cage ou plutôt une sorte de grande prison, le ciel, l’horizon me semblaient être des murs au-delà desquels il devait y avoir autre chose, mais quoi ? J’étais dans un immense espace, enfermé cependant. Ou plutôt cela me semblait être une sorte de grand bateau à l’intérieur duquel je me trouvais et dont le ciel était quelque chose comme un grand couvercle. Nous étions des multitudes de prisonniers. Il me semblait que la plus grande partie de ces prisonniers n’avait pas conscience de l’être.

***

Ne pas avoir la puissance de concevoir l’univers, de savoir comment est ce qui est, cela n’est pas admissible. Sans compter que nous savons que la forme des choses n’est que l’image que nous nous faisons d’elles… Depuis l’âge de douze ans cette question m’habitait périodiquement et me donnait le même sentiment d’horrible impossibilité, la nausée. Comment font tous ces gens qui se promènent dans les rues ou qui courent après leurs autobus ? Si tout le monde se mettait à penser ça ou plutôt à imaginer cela qui est inimaginable, ils ne bougeraient plus du tout. Je m’étais déjà dit : ne pensons pas puisque nous ne pouvons pas penser. Les gens négligent ou oublient l’impensable, c’est à partir de l’impensable qu’ils pensent, ils fondent leurs pensées sur cet impensable et cela encore est pour moi impensable. Et pourtant, ils ont inventé l’arithmétique, la géométrie et des algèbres… mais les algèbres aussi vous ramènent au gouffre… mais ils ont construit des machines, ils ont organisé des sociétés, ils s’en fichent pas mal de la question absolue, la question sans réponse.

***

Il y a une sagesse qui nous enseigne à nous réjouir des petites choses que peut nous donner l’existence. J’avais vécu longtemps en utilisant ce principe. Puis j’avais appris à ne pas être trop accablé, ni par les petites ni par les choses plus grandes que nous offre l’existence. Mais elle n’est pas facile à supporter la quotidienneté, enfin, tout de même, l’oisiveté devait être préférable au travail. Entre l’effort et l’ennui, c’est toujours un certain ennui que je choisissais, que je préférais.

***

Je n’ai rien d’intéressant à dire aux autres. Et ce que disent les autres, cela ne m’intéresse pas non plus. La présence des autres m’a toujours gêné. Il y avait une sorte de cloison invisible entre eux et moi. Pas toujours.

***

Il faut se résigner pour ne pas souffrir. Il faut se résigner. Je me dis tout le temps qu’il faut se résigner. Très souvent, je réussis à me résigner à peu près. Ce n’est pas une résignation profonde, réelle. De temps en temps la rage pointe. C’est d’abord un certain mécontentement qui grandit en moi, qui m’envahit, qui m’étreint. Non, jamais je ne me consolerai, jamais je ne pourrai oublier, ne pas voir derrière ce mur, qui monte jusqu’au ciel. Comment se résigner à l’ignorance dans laquelle nous sommes plongés malgré les sciences, malgré les théologies, malgré les sagesses ? Depuis ma naissance je n’ai rien appris et je sais que je n’apprendrai rien. Ce sont les bornes de l’imagination que je voudrais enlever. Les murs de l’imagination que je voudrais faire sauter. Jamais ils ne s’écrouleront et je mourrai aussi ignorant qu’à ma naissance. C’est inconcevable de ne pas pouvoir concevoir l’inconcevable.

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Mais alors, sur quelles bases pouvons-nous fonder un savoir ou une morale ? En aucun cas, cette base ne peut être l’ignorance et nous ne sommes que dans l’ignorance, nous n’avons comme base de départ, comme fondement, que le néant. Comment bâtir sur le rien ? Nous avons quelques expériences pratiques à notre disposition. Je sais que je peux me déplacer. Je sais que je peux aller au restaurant. Je sais qu’on a fait des restaurants. Je sais qu’il y a des engins. Je sais qu’il y a une technique. Il me semble très étrange de m’apercevoir qu’il y a tout de même indiscutablement une technique qui tient, comme ça, sur rien du tout. Cela est encore un autre niveau de mon étonnement. Qui nous le permet ou comment cela est-il permis, comment cela peut-il se faire ? Mais encore et encore une fois et toujours, un savoir limité n’est pas un savoir. L’univers entier et tous les êtres, nous sommes manœuvrés par des instincts, par des réflexions possibles à courte portée que l’on a mis en nous. Nous sommes agis, nous n’agissons pas. Je crois que je mange pour moi. Je mange à cause de l’instinct de conservation. Je crois que j’aime et que je fais l’amour pour moi, ce n’est que pour perpétuer l’espèce, ce n’est que pour obéir à des lois qui me le commandent.

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Après mon septième apéritif, je pensais qu’il n’y a ni réel, ni irréel, ni vérité, ni mensonge. Toutes les philosophies et toutes les théologies sont bonnes ou mauvaises si on veut ou si on ne veut pas. Cela me fit rire.

***

Évidemment, répondis-je, vous connaissez ces problèmes, vous avez lu, vous avez du savoir, mais ces questions me secouent, elles sont vivantes pour moi. Pour vous, ces problèmes ne sont que de la culture. Vous ne vous réveillez pas tous les jours dans l’angoisse à vous demander quelles sont les réponses, à vous dire qu’il n’y a pas de réponses. Mais vous savez que tout le monde s’est posé ces questions. Vous savez qu’on n’y a jamais répondu, et qu’on ne peut y répondre. Seulement, chez vous, tout cela est catalogué. Puisque vous savez que ces problèmes sont posés, puisque vous savez qui les a posés, puisque vous savez qu’il y a tant de traités et de livres qui ont abordé ces sujets, vous ne vous les posez plus, vous avez mis ça de côté, quelque part dans votre mémoire. Mais oui, pour vous ce n’est que de la culture. On a cultivé le désespoir, on en a fait de la littérature, des œuvres d’art. Cela ne m’aide pas. C’est de la culture, de la culture. Tant mieux pour vous si la culture a pu conjurer le drame de l’homme, la tragédie.

***

Comme si le monde pouvait être habituel ! Comme si le monde pouvait être normal ! Comme si sentir ses battements de cœur et respirer était naturel ! Je regardais un objet se trouvant devant moi, un mètre soixante-dix de haut, un mètre vingt de large, avec deux battants de porte que l’on pouvait ouvrir. À l’intérieur, il y avait des planches où des vêtements, les miens, étaient accrochés, et du linge, le mien, rangé sur des planches. Évidemment, si on m’avait demandé ce qu’était cet objet, j’aurais répondu que c’était une armoire. Mais cela n’était plus une armoire, je ne pouvais croire sincèrement que ce fût une armoire, ce n’était pourtant pas autre chose. À tout le monde, j’aurais pu répondre que c’était une armoire. Pourtant les mots mentaient. Non seulement les objets n’étaient plus les mêmes objets, mais les mots n’étaient plus les mêmes mots. Les mots me paraissaient faux. Les objets avaient perdu, me semblait-il, leur fonction.




Thomas l'imposteur - Jean Cocteau - ***

Présentation:

En face, à quelque distance, on distinguait le bloc d'une patrouille ennemie.
Cette patrouille voyait Guillaume et ne bougeait pas. Elle se croyait invisible...
— Fontenoy ! cria-t-il à tue-tête, transformant son imposture en cri de guerre. — Et il ajouta, pour faire une farce en se sauvant à toutes jambes : Guillaume II.
Guillaume volait, bondissait, dévalait comme un lièvre.
N'entendant pas de fusillade, il s'arrêta, se retourna, hors d'haleine.
Alors, il sentit un atroce coup de bâton sur la poitrine. Il tomba. Il devenait sourd, aveugle. —
Une balle, se dit-il. Je suis perdu si je ne fais pas semblant d'être mort.


Miettes:


Un homme vraiment profond s'enfonce, il ne monte pas. Longtemps après sa mort, on découvre sa colonne enfouie, d'un seul bloc ou, peu à peu, par morceaux. Tandis que ces grandes intelligences médiocres, faites de coup d'œil et d'ironie, montent sans encombre jusqu'à la petite corniche du pouvoir.

***

L'héroïsme réunissait un monde mêlé sous une même palme. Bien des meurtriers en herbe y trouvaient l'occasion, l'excuse de leur vice et sa récompense, côte à côte avec les martyrs. On s'étonne que la guerre embauchât, par exemple, les Joyeux. Ils tenaient le secteur entre les fusiliers et les zouaves. La société trouvait bon, alors, qu'ils déployassent des instincts pour quoi elle les avait exclus.

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Un miracle, s'il dure, cesse d'être considéré comme tel. C'est pourquoi les apparitions disparaissent si vite.

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vendredi 17 juillet 2015

Vernon Subutex 2 - Virginie Despentes - *****

Vivement le troisième...

Présentation:

QUI EST VERNON SUBUTEX ?
Une légende urbaine.
Un ange déchu.
Un disparu qui ne cesse de ressurgir.
Le détenteur d’un secret.
Le dernier témoin d’un monde disparu.
L’ultime visage de notre comédie inhumaine.
Notre fantôme à tous.







Miettes:

Il aimerait se faire pitié, ou horreur. Quelque chose. Mais rien. Que cette tranquillité absurde.

***

Mais les mecs sont devenus tous identiques, on dirait qu’ils prennent des cours du soir pour se ressembler le plus possible. Si on ouvrait le cerveau de Laurent en deux pour lui regarder la mécanique, on y trouverait exactement le même arsenal de conneries que dans celui du cadre sup en détresse qui fait ses abdos à côté d’eux : des petites poulettes ultra light, de la verroterie Rolex et une grosse maison sur la plage. Que des rêves de connard.
Il existe une différence de taille entre sa génération et celle de Laurent. La sienne n’adulait pas les bourgeois. Quoi qu’ils en disent, les prolos d’aujourd’hui voudraient tous être nés du bon côté du manche. A Lessines, où il a grandi, les sirènes des carrières rythmaient le temps. On méprisait les bourgeois du haut de la ville. On ne buvait pas avec le patron. C’était la loi. Dans les bistrots, ça ne parlait que de politique, la haine de classe nourrissait une véritable aristocratie prolétaire. On savait mépriser le chef. Tout cela a disparu, en même temps que l’amour du travail bien fait. Il n’y a plus de conscience ouvrière. Tout ce qui les intéresse, les gars, c’est ressembler au chef. Un mec comme Laurent, si on lui laissait carte blanche, ce qu’il désire n’est pas de forcer les nantis à partager mais d’entrer dans leurs clubs. Uniformité des désirs : tous des beaufs. Ça fera de la bonne chair à canon, ça.

***

Tant que personne n’était là pour voir comment elle vivait, elle pouvait prétendre, sans vraiment mentir, qu’elle menait une existence assez riche. Une existence qui permettait de ne pas se plaindre. C’est ce qui lui fait le plus peur : passer pour une victime. Mais si elle considère son quotidien à travers les yeux d’une tierce personne, ça se complique. Son boulot est pourri. Elle accepte n’importe quels horaires. Parce qu’elle a peur de se faire mal voir. Il verrait l’absence d’amis, et même de relations. Aucune fête, d’aucune sorte. Il verrait ses flirts Internet. Les rendez-vous avec des inconnus rencontrés sur Meetic, pour lesquels elle passe des heures à se préparer s’épiler se maquiller se coiffer s’habiller, avant de ne lire dans les yeux de celui qui la découvre que de la déception. Son âge ne passe plus. Qu’est-ce qu’il verrait d’autre, Vernon ? Sa cuisine, cet endroit qu’elle cajole tant. Un mur de tisanes. Un bar d’huiles bio. Et partout, les objets de la gaieté, toutes ces couleurs acidulées – magnets sur le frigo, salières en forme de Mickey, boîtes en fer aux motifs 50’s… une accumulation de signes de détresse : plus elle cherchait à amasser les marqueurs de pimpance, et plus elle soulignait sa détresse profonde. Elle n’a même pas un chat pour lui tenir compagnie. Le soir, elle arrive, elle allume la télé direct. Et elle se sert un verre. Dans cet ordre.

***

La vérité était qu’il ne supportait plus, physiquement, ni les murs ni le plafond, il respirait mal, les objets l’agressaient, une vibration nocive le harcelait. Le pire, c’était encore la présence des gens autour de lui. Il sentait leur misère, leurs douleurs, leur peur panique de ne pas être à la hauteur, d’être démasqué, puni, de manquer ; il avait l’impression que c’était comme un pollen : ça s’infiltrait en lui et le gênait pour respirer. Ce qui fait que non, vraiment, sans façon, il n’avait aucune envie de s’installer chez l’un ou chez l’autre. Désormais, il avait besoin d’espace. Et de solitude.

***

— C’est pas ça, copine… l’adoption, la PMA, le mariage – je suis contre pour tout le monde. Je suis favorable à la stérilisation de l’ensemble de la population, dès la puberté. On est sept milliards. Tu crois pas que ça suffit comme ça ? Il faut ralentir la cadence, urgemment. Je vois les gens avec des poussettes, je regarde leurs gueules, et je me dis : mais pourquoi ? Qu’est-ce que vous croyez que vous faites, là, à vous reproduire ? On n’a pas besoin de votre génétique à la con, arrêtez la mégalomanie. Faites de la peinture si vous voulez vous occuper. Mais ne nous faites pas chier avec votre progéniture. Si on me demandait mon avis, je te collerais tout ça dans un stade : vasectomie, ablation de l’utérus, et rentrez tous chez vous… Sept milliards, et ils continuent d’infecter la planète… Le jour où on défile pour la stérilisation de l’humanité, tu me verras dehors tous les jours. Et pas en terrasse, j’aime autant te dire.

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A droite, c’est les mêmes clowns qu’à gauche. Mais on peut leur reconnaître une chose : ils sont plus sincères. Les humains sont des merdes. Tout ce qu’ils aiment, c’est se faire diriger. Punir, récompenser, guider. La nature de l’homme, c’est de tuer son prochain. C’est à ça qu’on reconnaît la supériorité d’une civilisation sur une autre : qui a la plus grosse arme. Si tu mets dans une ville trois familles de religions différentes et que tu laisses faire comme ça vient, tu leur laisses une génération, et ils commencent à s’entretuer. Les ego fonctionnent comme des bites : aucune conscience ne peut empêcher que ça se tende. C’est pas la peine de faire comme si on n’était pas une engeance de merde. La seule chose qui peut empêcher que les humains ne s’entretuent, c’est de les tenir. Il faut un chef. C’est ce que réclame le peuple. Le chef est celui qui dit : lui, on le tue ; lui, on le récompense. Et alors tout le monde est content. Au final, que le leader se réclame de telle obédience ou d’une autre, on s’en fout. Ce qui fait kiffer le mâle alpha, c’est le pouvoir. Il peut l’appuyer sur le livre de son choix, au final c’est toujours le même bazar.

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mardi 14 juillet 2015

Legion - Brandon Sanderson - ****

Présentation:

« Mon nom est Légion, parce que nous sommes nombreux. » (Paroles du démon dans l’Évangile de Marc.) 

Légion : c'est aussi le surnom de Stephen Leeds, cet homme dont le cerveau a la capacité unique de générer de multiples avatars. Des hallucinations, comme il les appelle, qui vivent avec lui pour le meilleur et pour le pire. Un jour, et parce que certaines de ses hallucinations possèdent des capacités particulières, Leeds est engagé pour enquêter sur la disparition d'un scientifique inventeur d'un objet extraordinaire : un appareil qui prend des photos du passé...



Miette:

- En réalité,repris-je, la définition officielle de la folie est très flexible. Deux personnes peuvent souffrir exactement du même mal ,avec le même degré de gravité, mais l'une peut être jugée saine d'esprit d'après les critères habituels tandis que l'autre sera considérée comme folle. On franchit la frontière de la folie quand notre état mental nous empêche d'être fonctionnel ,de mener une vie normale. Selon ces critères ,je ne suis absolument pas fou.

***

Etre à la fois scientifique et religieux revient à créer une trêve précaire chez un homme, expliqua-t-il. Le cœur de la science est de n'accepter que la vérité que l'on puisse prouver. Le cœur de la foi revient à définir que la Vérité, fondamentalement, est indémontrable.

L'une rêve, l'autre pas - Nancy Kress - ****

Présentation:

Alors que deux jumelles viennent au monde, l'une d'entre elles bénéficie d''une modification génétique qui lui permet de ne plus dormir. Huit heures d‘éveil de plus par jour, un rêve pour apprendre, vivre et découvrir le monde... Huit heures qui feront aussi d'elle, un être à part. 
Nancy Kress, l’auteur de Danse Aérienne, Les Hommes dénaturés ou du cycle de la Probabilité, est l'une des belles voix de l''imaginaire mondial, développant une science fiction au carrefour de la poésie, de la science et de la conscience sociale. 



Le début :

Le couple était assis, l’air guindé, sur ses chaises Eames anciennes, deux personnes qui auraient préféré ne pas être là, ou bien une personne qui ne le voulait pas et l’autre que cela contrariait. Le Docteur Ong avait déjà vu le cas.
En deux minutes, il en fut convaincu : c’était la femme qui résistait si fort en silence. Elle allait perdre. L’homme paierait plus tard, petit à petit, pendant longtemps.
« Je présume que vous avez déjà effectué les vérifications bancaires nécessaires, dit aimablement Roger Camden, alors passons tout de suite aux détails, d’accord, Docteur ?
— Certainement, dit Ong. Pourquoi ne commenceriez-vous pas par me dire quelles sont toutes les modifications génétiques qui vous intéressent pour le bébé ? »
La femme bougea soudain sur sa chaise. Elle approchait de la trentaine – visiblement une seconde épouse – mais avait déjà l’air fanée, comme si elle s’épuisait à suivre le rythme de Roger Camden. Ce qu’Ong n’avait pas trop de mal à imaginer. Mme Camden avait les cheveux bruns, les yeux bruns, sa peau avait une teinte brune qui aurait pu être jolie si ses joues avaient eu un rien de couleur. Elle portait un manteau brun, ni à la mode ni bon marché, et des chaussures à l’air vaguement orthopédiques. Ong jeta un coup d’œil à ses notes pour y trouver son nom : Elizabeth. Il aurait pu parier que les gens l’oubliaient souvent.
À côté d’elle, Roger Camden rayonnait de vitalité, homme d’âge mûr dont la tête en forme d’obus ne s’harmonisait guère avec sa coupe de cheveux soignée et son costume italien en soie. Ong n’avait pas besoin de consulter ses notes pour se remémorer des informations au sujet de Camden. Une caricature de la tête en forme d’obus avait été l’illustration principale de l’édition télématique du Wall Street Journal de la veille : Camden avait mené un coup exceptionnel d’investissement en limites croisées d’un atoll de données. Ong ne savait pas très bien ce qu’était « un investissement en limites croisées d’un atoll de données ».
« Une fille », dit Elizabeth Camden. Ong ne s’attendait pas à ce qu’elle parle la première. Sa voix fut une seconde surprise : celle d’une Anglaise de la bonne société. « Blonde. Aux yeux verts. Grande. Mince. »
Ong sourit.
« Les gènes de l’aspect physique sont les plus faciles à obtenir, comme vous le savez déjà, j’en suis sûr. Mais tout ce que nous pouvons faire pour la “minceur”, c’est de lui donner une prédisposition génétique en ce sens. La façon dont vous nourrirez l’enfant va naturellement... »
« Oui, oui, dit Roger Camden, c’est évident. Et maintenant de l’intelligence. Une haute intelligence. Et le sens de l’audace.
— Je regrette, Monsieur Camden : les facteurs de la personnalité ne sont pas encore assez bien connus pour permettre une manip...
— C’était juste pour voir », dit Camden, avec un sourire qui d’après Ong devait se vouloir enjoué.
Elizabeth Camden ajouta :
« Des aptitudes musicales.
— Encore une fois, Madame Camden, nous ne pouvons garantir qu’une disposition pour la musique.
— C’est bon, dit Camden. L’éventail complet de rectifications de tous les problèmes de santé potentiels liés aux gènes, bien sûr.
— Bien sûr », dit le Docteur Ong. Aucun des clients ne parla. Jusque-là, leur liste était plutôt modeste, compte tenu de la fortune de Camden ; il fallait convaincre la plupart des clients de renoncer aux tendances génétiques contradictoires, à la surcharge d’altérations, ou aux espoirs irréalisables. Ong attendit. La tension montait dans la pièce.
« Et, dit enfin Camden, aucun besoin de dormir. »
Elizabeth Camden tourna la tête brusquement pour regarder par la fenêtre. Ong prit un aimant à papiers sur son bureau. Il essaya de parler d’un ton aimable.
« Puis-je demander comment vous avez appris que ce programme de modification génétique existait ? »
Camden chercha dans une poche intérieure de son veston. La soie fronçait et tirait ; le corps et le costume venaient de classes sociales différentes. Camden était, se souvint Ong, un Yagaiiste, un ami personnel de Kenzo Yagai lui-même. Camden tendit un listing à Ong : les caractéristiques du programme.
« Inutile de vous donner la peine de chercher la fuite dans vos banques de données, Docteur : vous ne la trouverez pas. Mais, si cela peut vous consoler, personne d’autre ne la trouvera non plus. Bon. » Il se pencha soudain en avant. Il changea de ton. « Je sais que vous avez créé jusqu’à maintenant vingt enfants qui n’ont aucun besoin de sommeil. Que, jusqu’à maintenant, dix-neuf sont en bonne santé, intelligents et psychologiquement normaux. En fait, mieux que normaux – ils sont d’une précocité peu commune. Le plus âgé a déjà quatre ans et il peut lire deux langues. Je sais que vous avez l’intention de mettre cette modification génétique sur le marché dans quelques années. Je veux avoir une chance de l’acheter pour ma fille maintenant. Mon prix sera le vôtre. »
Ong se leva.
« Il m’est impossible de discuter de ceci avec vous unilatéralement, Monsieur Camden. Ni le vol de nos données...
— Qui n’était pas un vol – votre système a développé une régurgitation spontanée dans une sortie publique, vous aurez un mal d’enfer à prouver autre chose...
— ... ni la proposition d’acheter cette modification génétique particulière ne dépendent de ma seule autorité. L’un et l’autre doivent être discutés avec le conseil d’administration de l’institut.
— Absolument, absolument. Quand pourrai-je leur parler aussi ?
— Vous ? »
Camden, toujours assis, le regarda. Il vint à l’esprit d’Ong que peu d’hommes pourraient avoir un air aussi assuré, assis cinquante centimètres au-dessous de ses yeux.
« Certainement. J’aimerais pouvoir présenter mon offre à quiconque a réellement qualité pour l’accepter. Cela me paraît normal en affaires.
— Ce n’est pas seulement une transaction commerciale, Monsieur Camden.
— Ce n’est pas seulement de la recherche scientifique fondamentale, non plus, rétorqua Camden. Vous êtes une société à but lucratif. Avec certains dégrèvements de taxes seulement accordés aux entreprises répondant à certaines règles d’exercice équitable. »
Pendant une minute Ong ne put comprendre les paroles de Camden. « Les règles d’exercice équitable...
— ... sont établies pour protéger les minorités parmi les fournisseurs. Je sais, elles n’ont jamais été appliquées dans le cas de consommateurs : sauf en ce qui concerne les lignes rouges dans les installations d’Énergie-Y. Mais elles pourraient être appliquées, Docteur Ong. Les minorités ont le droit de se voir proposer les mêmes produits que les non-minorités. Je sais que l’institut n’apprécierait pas un procès, Docteur. Aucune de vos vingt familles du groupe-test génétique n’est noire ou juive.
— Un procès... mais vous n’êtes ni noir ni juif !
— J’appartiens à une minorité différente. Américano-polonaise. Notre nom était Kaminsky. » Camden se leva enfin. Et sourit chaleureusement. « Écoutez, c’est absurde. Vous le savez, et je le sais, et nous savons tous les deux combien les journalistes s’en régaleraient de toute façon. Et vous savez que je ne veux pas vous faire un procès absurde, seulement utiliser la menace d’une publicité aussi prématurée que nuisible pour obtenir ce que je veux. Je ne veux pas du tout faire de menaces, croyez-moi. Tout ce que je veux, c’est faire bénéficier ma fille de cette avancée scientifique remarquable. » Son visage changea, pour adopter une expression qu’Ong n’aurait jamais crue possible sur ces traits-là : le désenchantement.
« Docteur... savez-vous combien j’aurais pu accomplir en plus si je n’avais pas dû dormir toute ma vie ? »
Elizabeth Camden dit durement :
« C’est à peine si tu dors maintenant. »
Camden la regarda comme s’il avait oublié sa présence.
« Eh bien, non, ma chère, pas maintenant. Mais quand j’étais jeune... l’université, j’aurais pu terminer l’université et tout de même entretenir... mais bon. Rien de tout cela ne compte maintenant. Ce qui compte, Docteur, c’est que vous et moi et votre conseil d’administration parvenions à un accord.
— Monsieur Camden, je vous prie de quitter mon bureau maintenant.
— C’est-à-dire, avant que vous ne perdiez patience face à ma prétention ? Vous ne seriez pas le premier. Je compte organiser une réunion d’ici la fin de la semaine prochaine, quand et où vous le voudrez, bien sûr. Contentez-vous d’en faire savoir les détails à ma secrétaire personnelle, Diane Clavers. Quand cela vous conviendra le mieux. »
Ong ne les raccompagna pas jusqu’à la porte. La tension faisait battre ses tempes. À la porte, Elizabeth Camden se retourna.
« Qu’est-il arrivé au vingtième ?
— Comment ?
— Le vingtième bébé. Mon mari a dit que dix-neuf d’entre eux étaient en bonne santé et normaux. Qu’est-il arrivé au vingtième ? »
La tension devint plus forte, plus brûlante. Ong savait qu’il ne devait pas répondre ; que Camden connaissait probablement déjà la réponse, même si sa femme, elle, ne la connaissait pas ; que lui, Ong, allait répondre de toute façon ; qu’il allait regretter ce manque de maîtrise de soi, amèrement, par la suite.
« Le vingtième bébé est mort. Il s’est avéré que ses parents étaient instables. Ils se sont séparés durant la grossesse, et sa mère n’a pas pu supporter les pleurs continuels d’un bébé qui ne donnait jamais. »
Les yeux d’Elizabeth Camden s’agrandirent.
« Elle l’a tué ?
— Par accident, dit Camden brièvement. Elle a secoué la petite chose trop fort. » Il regarda Ong en fronçant les sourcils. « Des puéricultrices, Docteur. En équipe. Vous n’auriez dû choisir que des parents assez fortunés pour pouvoir engager des puéricultrices de jour comme de nuit.
— C’est horrible ! » explosa Mme Camden, et Ong ne put déterminer si elle parlait de la mort de l’enfant, du manque de puéricultrices, ou de l’inconscience de l’institut. Ong ferma les yeux.
Quand ils furent partis, il prit dix milligrammes de Cyclo-benzaprine-III. Pour son dos – ce n’était que pour son dos. Il sentait à nouveau sa vieille blessure. Après, il resta longtemps à la fenêtre, tenant encore l’aimant à papiers, sentant la tension quitter ses tempes, retrouvant son calme. Au-dessous de lui, le lac Michigan léchait paisiblement la rive ; la police avait expulsé les sans-abri au cours d’un nouveau raid juste la nuit précédente et ceux-ci n’avaient pas encore eu le temps de revenir. Il ne restait que leurs débris, jetés dans les buissons du parc au bord du lac : des couvertures en lambeaux, des journaux, des sacs plastiques, comme de pathétiques emblèmes piétinés. Il était illégal de dormir dans le parc, illégal d’y entrer sans permis de résidence, illégal d’être sans abri et sans domicile fixe. Tandis qu’Ong regardait, des gardiens de parc en uniforme commencèrent à ramasser méthodiquement les journaux pour les enfouir dans des réceptacles propres à propulsion automatique.
Ong prit le téléphone pour appeler le président du conseil d’administration de l’institut Biotech.

Spinoza encule Hegel - Jean-Bernard Pouy - *****

Mad max était français ! (écrit avant mais publié en 83) Excellent !

Présentation:

Moi, Julius, Commandeur du groupe crash le plus honni par le peuple saumâtre des hégéliens, n'ai que des ennemis. Et mon pire ennemi, je lui souhaite la pire des choses. Moral car prévisible. Quand il sera au bout de mon P. 38, j'appuierai sur la détente. Mes bottes de lézard mauve vont tremper dans du sang esthétique. Normal car spinoziste.

Quelques miettes :

Le cadavre est au bord de la route, une de ses mains est prise dans le bitume gluant. Le vent puant, venant d’une décharge proche, agite faiblement ses cheveux blancs, dont certains restent eux aussi collés au goudron. C’est l’été, le deuxième après le grand merdier. Je retourne le mort du bout de ma botte de lézard mauve. C’est bien ce que j’attends, un Néo-Punk. Sa poitrine est lacérée, tranchée à vif, le cœur expulsé, la veste de daim vert imbibée de sang comme une éponge, le corps nu de la taille aux pieds. Intactes, ses jambes blondes paraissent de porcelaine.
Pensif, je regarde la plaine vide et la route droite. C’est la cinquième fois que j’en retrouve un cette semaine, pareillement mort et trafiqué. À ce train-là, la bande des Néo-Punks va friser le zéro absolu. Je me penche et embrasse le jeune mort sur les lèvres, mais ce n’est décidément qu’un cadavre. Je me vois me redresser dans ses lunettes noires. Je marche sombrement sur le bord de la route en écartant lentement du pied des vieilles boîtes de plastoc qui traînent. Mes mecs, derrière, ne bougent pas, les motos sont silencieuses, seules les selles grincent, le camion est au point mort, quelques raclements.

***

Le soir tombe. Il fait rose et tiède. Je fume une cigarette, mes bras passés autour de mes jambes. Je regarde le lointain pour ne rien voir. Il pourrait s’élever une musique comme le début de la Septième de Mahler. Cela serait superbe. Devant moi, il n’y a plus rien. Je ne vais pas me remettre à l’usage. Les groupes, c’est fini. Ils vont se faire ratatiner un à un, et ne réussiront même pas à se liguer pour faire front une dernière fois. Ils sont interdits à la vie et permis pour la mort. Je ne vais pas assister à cette lente décadence, à ce déchet exaspérant. Je ne vais pas revenir à Paris, pour être complice de la reprise. Je ne veux plus avoir à me trouver une couverture, un travail ou une occupation. Je ne veux plus quémander, je ne veux plus attendre des remerciements de fin de mois, de fin de carrière, de fin de vie. Être con trois cent soixante jours par an et être remercié de l’avoir été. Je ne vais pas me mettre à rechercher des amis, en me foutant intérieurement de leurs poires, je ne vais pas charmer une compagne pour sentir sa peau et embrasser son corps, pour lui confier des peines que je n’aurai plus et des espoirs que je ne peux plus avoir.
Je ne suis plus capable ni d’amour, ni de haine, ni de compassion, ni de regret.
Je suis plat
froid
viscéral
non disponible.
Je suis moi, moi et encore moi, Julius Spinoza. J’ai une histoire qu’il ne s’agit pas de gommer. Le pouvoir, je vais l’exercer sur moi-même et seulement sur moi-même. La plus haute stratégie est de ne faire confiance à personne et ne compter que sur un être : soi-même, c’est-à-dire moi, avec mes bottes de lézard mauve, mes deux revolvers, ma tête emplie de vent glacial, mon visage acéré qui a vu la belle mort, mes tripes qui se nouent, mon sexe qui ne sait plus. À schizo, schizo et demi.
Je vais rôder. Seul dans les campagnes de France dont le vert légendaire vire au brun maladif. Seul dans les collines érodées par la médiocrité de mes semblables. Seul dans les banlieues puantes et désertes où les usines saccagées attendent impatiemment leurs esclaves forcenés. Seul face à la boulimie recommencée. Seul face au monde nouveau.




samedi 4 juillet 2015

Anamnèse de Lady Star - L.L. Kloetzer - ***

Lecture assez laborieuse.

Quatrième :

Futur proche. Un attentat à Islamabad a provoqué une pandémie terrifiante. Les trois quarts de la population mondiale ont disparu. L'arme utilisée : la bombe iconique. Les coupables ont été retrouvés, jugés et exécutés. Mais certains se sont échappés. Parmi eux, une femme, leur inspiratrice, leur muse. Sa simple existence est un risque : tant qu'elle vit, la connaissance menant à la bombe reste accessible. Elle a disparu, n'a laissé aucune trace, pas l'ombre d'une ombre. Des hommes disent pourtant l'avoir rencontrée : savants, soldats, terroristes, ermites... Ont-ils rêvé ? Voici le récit d'une enquête, de l'Asie à l'Europe, des terres dévastées jusqu'aux sociétés hypertechnologiques de l'après-catastrophe. Un jeu de pistes, doublé d'une plongée dans les archives digitales de notre futur, avec le plus fou des enjeux : refermer la boîte de Pandore.

Miette;

Que cherchons-nous ? Une femme, peut-être, une idée, sûrement.
Comment la nommer ? Vous m’avez posé la question, au début. Puis elle s’est installée là, entre nous, un objet de travail, une quête partagée. Je vous entends parler d’elle. Vous dites "Le dossier fantôme", vous dites "Marguerite", vous dites "Nomen Rosae". Je n’ose rien poser. Nous voulons capturer de la fumée à l’aide d’un filet impalpable, elle se tient là, devant nous et si je la nomme, elle, celle à laquelle vous voulez me faire croire, je crains de la précipiter, de la projeter dans un référentiel où elle n’apparaîtra plus. Je ne suis ni un poète ni un rêveur. Je ne poursuis pas un idéal féminin. Je me moque de savoir si elle existe, si elle nous manipule, si elle nous ment. Je me moque de lui donner un nom. Nous avons de bonnes raisons de penser qu’elle était dans l’entourage d’Aberlour. De bonnes raisons, cela me suffit. Le témoignage de Herriman, les corps de Giessbach, le témoignage de Longtun que vous ne connaissez pas encore. C’est assez. Elle est plastique, elle s’est coulée dans leurs volontés, et même si ses intentions ne sont pas mauvaises, quelqu’un pourrait la manipuler, tenter de retrouver les gestes de leur foutue calligraphie, les signes de la bombe. Rappelez-vous : elle se tient en haut d’une montagne de milliards de cadavres.

Évariste - François-Henri Désérable - ****

Un style brillant, mais qui finit par lasser. 


Quartrième

À quinze ans, Évariste Galois découvre les mathématiques ; à dix-huit, il les révolutionne ; à vingt, il meurt en duel. Il a connu Raspail, Nerval, Dumas, Cauchy, les Trois Glorieuses et la prison, le miracle de la dernière nuit, l'amour et la mort à l'aube, sur le pré. C'est cette vie fulgurante, cette vie qui fut un crescendo tourmenté, au rythme marqué par le tambour de passions frénétiques, qui nous est ici racontée.







PRÉLUDE

On ne se méfie jamais assez des doigts. On a tort.
Il y a les doigts du Vieux, là-haut, qu’Il fit claquer pour se distraire, et je les imagine lissant dans la foulée sa barbe blanche après que ses lèvres, figées dans une moue incrédule, eurent prononcé mezza voce le premier son de l’Univers : oups ! Et je le vois dubitatif, le Vieux, vaguement craintif alors que déjà se met en branle la soupe informe des particules, la petite soupe primitive d’où cent millions d’années plus tard — alors, on faisait peu de cas du temps — naîtront peu à peu les galaxies, puis les étoiles, les planètes, la bonne vieille Terre sur quoi nous sommes aujourd’hui. Il ne sait pas, le Vieux, que l’on donnera un jour à son claquement de doigts originel le nom de big-bang. Pendant quelques milliards d’années Il n’ose plus toucher à rien — c’est qu’Il a peur, maintenant ! —, et Il contemple, et Il attend, et Il finit par s’emmerder (c’est long, quelques milliards d’années).
Plus tard, beaucoup plus tard, c’est encore son doigt qui va ébranler le monde. Levez la tête. Fermez les yeux. Regardez en esprit. Vous voyez, au plafond de la chapelle, la vieille main tavelée dont l’index, tendu vers celui d’Adam, premier homme putatif, va donner la vie ? Un doigt, je vous dis. Le doigt du Vieux.
Mais très vite, ce qu’Il voit lui déplaît, et Il se dit que, après tout, ce qu’il a donné peut être repris. Il décide que tel homme doit mourir et que tel autre peut vivre. Il trie et sélectionne selon son bon plaisir. Un exemple ? Bonaparte au pont d’Arcole, tel qu’Antoine-Jean Gros le représenta dans son uniforme bleu nuit, collet rouge orangé, broderies dorées, foulard noir sur chemise à col blanc, la hampe du drapeau de l’armée d’Italie dans une main et le sabre nu dans l’autre, Bonaparte qui échappe miraculeusement à la mort parce que le Vieux, Lui seul sait pourquoi, a placé Jean-Baptiste Muiron, aide de camp, entre le petit Corse et la petite balle autrichienne qui lui était destinée.
Mais la plupart du temps Il s’en fout, le Vieux. Si en dernière instance c’est toujours Lui qui décide, l’homme peut bien l’imiter, puisque le cœur lui en dit. Alors, c’est encore une affaire de doigts : voyez César, cheveux ramenés sur un front bas ceint d’une couronne de lauriers — on peut dominer le monde et avoir des coquetteries de midinette —, César drapé de pourpre dans ce laticlave qu’il tient de la main gauche tandis que la droite, indécise, tremble imperceptiblement — de l’inclinaison de son pouce dépend la vie de l’homme en contrebas. S’il le tourne vers le haut, c’est la grâce ; sinon, on sait ce qu’il advient ; on n’en saura rien pour cette fois. Car cette histoire, mademoiselle, n’est pas celle du gladiateur sans nom à la merci d’un seul doigt ; non, cette histoire est celle d’Évariste Galois, mathématicien de génie qui mourut en duel à vingt ans.

samedi 23 mai 2015

La fille flûte et autres fragments de futurs brisés - Paolo Bacigalupi - *****

Recueil de dix nouvelles, La Fille-flûte et autres fragments de futurs brisés confirme que les possibilités de la science fiction sont aussi importantes sous forme courte que sous forme longue. L'auteur y concentre son regard autour de considérations sociales, politiques et environnementales, et on trouve là de magnifiques variations sur les thèmes qui deviendront centraux dans ses romans.
Presque toutes ces histoires ont été récompensées ou nominées pour les prix Nebula et Hugo, et la nouvelle «L'homme calorie» a remporté le prix Théodore Sturgeon.


1 - La Fille-flûte (The Fluted Girl), pages 7 à 47, trad. Sara DOKE
2 - Peuple de sable et de poussière (People of sand and slag), pages 49 à 84, trad. Julien BÉTAN
3 - Du dharma plein les poches (Pocketful of Dharma), pages 85 à 124, trad. Sara DOKE
4 - Le Pasho (The Pasho), pages 125 à 167, trad. Sara DOKE
5 - L'Homme des calories (The Calorie Man), pages 169 à 226, trad. Sébastien BONNET
6 - Le Chasseur de Tamaris (The Tamarisk Hunter), pages 227 à 247, trad. Sara DOKE
7 - Groupe d'intervention (Pop Squad), pages 249 à 293, trad. Laurent QUEYSSI
8 - Le Yellow Card (Yellow Card Man), pages 295 à 352, trad. Sara DOKE
9 - Plus doux encore (Softer), pages 353 à 372, trad. Sara DOKE
10 - La Pompe six (Pump Six), pages 373 à 434, trad. Claire KREUTZBERGER


Miette:

Des Yellow cards partout, aussi loin que l’œil peut voir : toute une race fuyant la Malaisie qui les chasse vers le grand Royaume thaï. Un grouillement de réfugiés confiés à l’autorité des Chemises blanches du ministère de l’Environnement, comme s’ils n’étaient qu’une espèce invasive supplémentaire à gérer, tels la cibiscose, la rouille vésiculeuse et les charançons transpiratés. Les Yellow cards, les hommes jaunes. Huang ren partout, et Tranh est en retard pour son unique occasion d’échapper au troupeau anonyme. Une seule occasion après tant de mois. Et il est en retard. Il se presse contre un mur pour contourner un vendeur de rats, ravale une nouvelle boule de salive épaisse, suscitée par l’odeur de la chair grillée, se précipite dans une allée menant aux pompes à eau et se fige.
Ils sont dix à faire la queue devant lui. Des vieillards, des jeunes femmes, des mères, des adolescents.
Il se liquéfie et enrage simultanément. S’il avait l’énergie, s’il avait mangé à sa faim hier ou le jour d’avant ou celui d’avant encore, il hurlerait, il jetterait son sac de chanvre sur la chaussée et le piétinerait jusqu’à ce qu’il n’en reste que poussière, mais il a trop peu de calories. Une occasion ratée à cause de la malchance, de l’escalier. Il aurait dû donner son dernier baht au Seigneur du lisier et louer une place dans un appartement avec des fenêtres sur le soleil levant pour se réveiller plus tôt.
Mais il a été avare. Avare de son argent et de son avenir. Combien de fois a-t-il répété à ses fils que dépenser pour gagner plus était parfaitement acceptable ? Pourtant, le Yellow card timoré qu’il est devenu lui a conseillé de conserver son baht. Il s’est accroché à son argent comme un paysan ignorant et a préféré dormir dans l’obscurité d’une cage d’escalier. Il aurait dû se dresser comme un tigre et braver le couvre-feu, les Chemises blanches et leurs matraques noires. Maintenant, il est en retard, il pue la sanie humaine et il fait la queue derrière dix autres qui, eux aussi, doivent boire, remplir un seau, se laver les dents dans l’eau brune du Chao Phraya.
À une époque, il exigeait la ponctualité de ses employés, de sa femme, de ses fils et de ses concubines. C’était quand il avait encore une montre-bracelet à remontoir et pouvait contempler les minutes s’égrener pendant des heures. Il la remontait de temps en temps, écoutait son tic-tac et fouettait ses fils pour leur paresse. S’il n’était pas devenu vieux, confiant et stupide, il aurait vu les choses venir et senti la radicalisation des bandeaux verts. Quand donc son cerveau était-il devenu si paresseux ?
L’un après l’autre, les réfugiés terminent leurs ablutions. Une mère édentée avec une frange de fa’ gan derrière les oreilles s’écarte avec son seau, et c’est enfin le tour de Tranh.
Il n’a pas de seau. Rien que le sac. Le précieux sac. Il le pend près de la pompe et resserre le sarong autour de ses hanches creuses avant de se pencher sous le robinet. Une eau brune et fraîche l’inonde. La bénédiction du fleuve. Sa peau, alourdie par l’humidité, pend comme la chair d’un chat rasé. Il boit l’eau graveleuse, frotte ses dents d’un doigt, se demande quelle sorte de protozoaires il avale. Ça n’a pas d’importance. Il a confiance en sa chance à présent. C’est tout ce qui lui reste.
Des enfants le regardent baigner son vieux corps pendant que leurs mères fouillent les épluchures de mangues PurCal et les coques de tamarins, espérant trouver un morceau de fruit exempt de cibiscose sis.11mt.6… Ou est-ce la 111mt.7 ? Ou la mt.8 ? Autrefois, il connaissait toutes les épidémies semencières. Il savait quand une récolte allait se perdre, si une nouvelle semence avait été piratée. Il profitait de ces informations pour remplir ses clippers de graines fertiles et de produits sains. Mais cette vie était passée.
Ses mains tremblent en sortant les vêtements du sac. Est-ce l’effet de son grand âge ou l’excitation qui le fait trembler ? Des vêtements propres. De bons vêtements. Le costume de lin blanc d’un homme riche.
Les vêtements ne sont pas siens, il se les est appropriés et les a conservés précieusement. Pour cette occasion. Même quand il a désespérément eu envie de les vendre ou de les porter pour remplacer ses loques. Il enfile le pantalon, commence à boutonner la chemise, se presse quand une voix dans sa tête lui rappelle que le temps passe vite.
— Tu les vends ces fringues ? Tu vas parader jusqu’à ce que quelqu’un avec un peu de viande sur les os te les rachète ?
Tranh lève les yeux. Il ne devrait pas, il a reconnu la voix. Pourtant, il ne peut s’en empêcher. Il a été un tigre. Aujourd’hui, il n’est plus qu’une souris effrayée qui sursaute et s’agite à la moindre alerte. Il lève les yeux et Ma est là, debout devant lui, souriant. Gras et souriant. Aussi vivant qu’un loup.

Les brillants - Marcus Sakey ***


Pas désagréable mais sans grande surprise, sauf peut-être le fait d'être publié dans la Série Noire.


Quatrième :
Dans le Wyoming, une petite fille perçoit en un clin d’œil les secrets les plus sombres de tout un chacun. À New York, un homme décrypte les fluctuations des marchés financiers. À Chicago, une femme maîtrise le don d’invisibilité en sachant d’instinct se placer là où personne ne regarde. On les appelle les «Brillants». Depuis les années 1980, 1 % de la population naît avec ces capacités aussi exceptionnelles qu’inexplicables.
Nick Cooper est l’un d’eux : agent fédéral, il a un don hors du commun pour traquer les terroristes. Sa nouvelle cible est l’homme le plus dangereux d’Amérique, un Brillant qui fait couler le sang et tente de provoquer une guerre civile entre surdoués et normaux. Mais pour l’arrêter, Cooper va devoir remettre en cause tout ce en quoi il croit, quitte à trahir les siens.

Miette :

Parce que tous les discours au sujet de la prévention de la guerre ne sont que des conneries. Ce qu'ils veulent vraiment, c'est la contrôler. Ils veulent provoquer et maintenir un état de guerre larvée. Ils veulent que nous soyons tous sur le qui-vive, en train de nous méfier de tout le monde. Les normaux et les anormaux, ceux de gauche et ceux de droite, les riches et les pauvres, tout le monde. Plus nous avons peur, plus nous avons besoin d'eux. Et plus nous avons besoin d'eux, plus ils deviennent puissants.

mercredi 20 mai 2015

Même pas mort - Jean-Philippe Jaworski - ****

En immersion chez les Celtes...
De la bonne littérature de Fantasy

Quatrième :
Je m’appelle Bellovèse, fils de Sacrovèse, fils de Belinos. Pendant la Guerre des Sangliers, mon oncle Ambigat a tué mon père. Entre beaux-frères, ce sont des choses qui arrivent. Surtout quand il s’agit de rois de tribus rivales… Ma mère, mon frère et moi, nous avons été exilés au fond du royaume biturige. Parce que nous étions de son sang, parce qu’il n’est guère glorieux de tuer des enfants, Ambigat nous a épargnés.

Là-dessus, le temps a suivi son cours. Nous avons grandi. Alors mon oncle s’est souvenu de nous. Il a voulu régler ce vieux problème : mon frère et moi, il nous a envoyés guerroyer contre les Ambrones. Il misait sur notre témérité et notre inexpérience, ainsi que sur la vaillance des Ambrones. Il avait raison : dès le début des combats, nous nous sommes jetés au milieu du péril. Comme prévu, je suis tombé dans un fourré de lances. Mais il est arrivé un accident. Je ne suis pas mort.

Miette:

Dans le jour finissant, sur un isthme de sable et de galets fraîchement lavés, j’avance vers l’île des Vieilles. Je marche seul, pour la première fois depuis des mois, des années, sinon depuis ma naissance.
Le péril, je l’ai déjà affronté, à plusieurs reprises. Mais c’est une chose de voir la mort rôder en tenant la main de ta mère, en se serrant les coudes dans une bande de guerriers, en t’accrochant au compagnon impuissant qui te regarde perdre ton souffle et ton sang. C’en est une tout autre d’avancer seul à la surface du monde, dans le grondement de l’océan et les railleries du vent. Avec moi, il n’y a même plus le halètement d’un chien, le souffle d’un cheval. Je n’ai plus que le chahut des oiseaux et le trottinement des crabes, sur un sol mouvant où s’étalent des fragments de ciel. Sans doute Albios a-t-il eu raison de dissuader Sumarios de m’accompagner ; car en me libérant ainsi de la bienveillance du guerrier, il a rompu la dernière amarre, et me voici prêt à partir à la dérive, si près du bord du monde. Malgré mon manteau court et mes vêtements alourdis d’eau, malgré le poids familier du torque et de l’épée, malgré les deux lances que je porte sur l’épaule, je me sens terriblement nu. Parce que privé de compagnie, mon corps gagne en densité et mes yeux se dessillent sur l’immensité qui m’entoure, sur la fragilité de mon existence. La terre vers laquelle je foule l’estran pourrait être vide, j’aurais déjà mûri, sur une distance de deux cents pas. Mais l’île dont j’aborde les premières pentes est loin d’être déserte.
Au premier regard, elle paraît pourtant désolée, et pauvre. Au-delà de la plage, la côte n’est qu’un talus herbeux, où le vent fait courir une houle verte. Je l’escalade en quelques pas, et me voici sur une lande rase, creusée de criques et d’anses, cernée par l’océan. L’île s’élonge, étroite et méandreuse, comme ces ornements fluides que les bronziers entortillent sur des bracelets. La mer s’interpose partout où porte le regard, mais le ruban d’herbes et de bruyères baguenaude très loin au milieu des flots, s’étrécit comme un chemin posé sur les vagues. Il n’y a âme qui vive sur cette terre ; personne pour m’accueillir ou pour me menacer. Un peu plus loin, j’avise une faible butte qui essuie les embruns. Je me dirige vers elle.

samedi 16 mai 2015

Le problème Spinoza - Irvin Yalom - ****


Une manière intéressante d'introduire l'oeuvre de certains penseurs. Dans la même lignée que "Et Nietzsche a pleuré" et "La méthode Schopenhauer". Envie de lire maintenant le traité théologico-politique...



Quatrième
Le 10 mai 1940, les troupes nazies d’Hitler envahissent les Pays-Bas. Dès février 1941, à la tête du corps expéditionnaire chargé du pillage, le Reichsleiter Rosenberg se rue à Amsterdam et confisque la bibliothèque de Spinoza conservée dans la maison de Rijnsburg.

Quelle fascination Spinoza peut-il exercer, trois siècles plus tard, sur l’idéologue nazi Rosenberg ? L’œuvre du philosophe juif met-elle en péril ses convictions antisémites ? Qui était donc cet homme excommunié en 1656 par la communauté juive d’Amsterdam et banni de sa propre famille ? 

Le Dr Yalom aurait-il pu psychanalyser Spinoza ? ou Rosenberg ? Le cours de l’histoire en aurait-il été changé ? Dans la lignée de son bestseller Et Nietzsche a pleuré, ce nouveau roman d’Irvin Yalom, à la fois incisif et palpitant, nous tient en haleine face à ce qui fut de tout temps Le Problème Spinoza.



La force majeure - Clément Rosset - *****

Présentation:

« La joie est, par définition, illogique et irrationnelle. La langue courante en dit là-dessus plus long qu’on ne pense lorsqu’elle parle de “joie folle” ou déclare de quelqu’un qu’il est “ fou de joie ”. Il n’est effectivement de joie que folle ; tout homme joyeux est à sa manière un déraisonnant.
Mais c’est justement en cela que la joie constitue la force majeure, la seule disposition d’esprit capable de concilier l’exercice de la vie avec la connaissance de la vérité. Car la vérité penche du côté de l’insignifiance et de la mort, comme l’enseignait Nietzsche et l’enseigne aujourd’hui Cioran. En l’absence de toute raison crédible de vivre il n’y a que la joie qui tienne, précisément parce que celle-ci se passe de toute raison.
Face à l’irrationalisme de la joie, toute forme d’optimisme raisonné n’oppose que des forces débiles et dérisoires, qu’“ un misérable espoir emporté par le vent ” pour reprendre les termes de Lucrèce. Fût-il le plus parfait et le plus juste, il laisserait encore tout, ou presque, à désirer. En ces temps de prédictions volontiers catastrophiques, on se garde pourtant d’envisager la pire des hypothèses, – je veux dire celle d’un monde devenu, contre toute attente, absolument satisfaisant. Car ce serait là un monde dont personne au fond ne veut ni n’a jamais voulu : on pressent trop qu’aucun des problèmes qui font le principal souci de l’homme n’y trouverait de solution. C’est pourquoi ceux qui travaillent sans relâche à son avènement n’attendent en fait de leur labeur qu’un oubli momentané de leur peine, et rien de plus. Et on peut parier qu’ils montreraient moins d’ardeur à la tâche s’ils n’étaient soutenus par la conviction secrète que celle-ci n’a aucune chance d’aboutir. »
Clément Rosset

Miettes:

Il n’est aucun bien du monde qu’un examen lucide ne fasse apparaître en définitive comme dérisoire et indigne d’attention, ne serait-ce qu’en considération de sa constitution fragile, je veux dire de sa position à la fois éphémère et minuscule dans l’infinité du temps et de l’espace. L’étrange est que cependant la joie demeure, quoique suspendue à rien et privée de toute assise. C’est même là le privilège extraordinaire de la joie que cette aptitude à persévérer alors que sa cause est entendue et condamnée, cet art quasi féminin de ne se rendre à aucune raison, d’ignorer allégrement l’adversité la plus manifeste comme les contradictions les plus flagrantes : car la joie a ceci de commun avec la féminité qu’elle reste indifférente à toute objection.

***

Qu’un sentiment quelconque ne puisse être validé par celui qui l’éprouve qu’à la condition d’intéresser bon gré mal gré tous ceux qui ne l’éprouvent pas, c’est là on le sait la règle éternelle du fanatisme ; fanatisme dont on remarquera qu’il se nourrit de cette pensée éminemment terroriste, quoique présentée depuis deux siècles comme éminemment libérale et progressiste, selon laquelle les hommes sont les « semblables » les uns des autres. Rien de plus fâcheux en effet, ni de plus dangereux d’ailleurs pour ceux qui en sont les apparents bénéficiaires, que cet aveu de similitude et de fraternité universelles : car, de ce que cet homme doit être tenu pour mon semblable, il s’ensuit nécessairement qu’il doit penser ce que je pense, estimer bon ce que j’estime être bon ; et, s’il se rebiffe, on le lui fera savoir de force. C’est pourquoi le fait de reconnaître en l’autre son semblable constitue toujours moins une faveur qu’une contrainte et une violence. C’est pourquoi aussi toute manifestation d’humanisme est virtuellement terroriste ; comme cette Déclaration des droits de l’homme et autres Immortels Principes qui ont eu toute latitude, depuis qu’ils ont été proclamés, de démontrer que, s’ils n’étaient peut-être pas immortels à la longue, ils pouvaient du moins se révéler à l’usage, et en attendant mieux, passablement meurtriers.

***

Ou bien la joie consiste en l’illusion éphémère d’en avoir fini avec le tragique de l’existence : auquel cas la joie n’est pas paradoxale mais est illusoire. Ou bien elle consiste en une approbation de l’existence tenue pour irrémédiablement tragique : auquel cas la joie est paradoxale mais n’est pas illusoire.

***

Je dis donc que l’appoint de la joie est nécessaire à l’exercice de la vie comme à la connaissance de la réalité. Cependant, il existe une autre manière de s’accommoder de la réalité, – mais je viens de dire qu’elle était névrotique : c’est celle qui consiste à la nier ; ou, plus exactement, à en considérer les composantes malheureuses non comme inéluctables mais comme provisoires et sujettes à élimination progressive. Rien de plus fréquent on le sait, ni de plus moderne, que cette sorte d’accommodement avec le réel.

***

L’homme de l’espoir est un homme à bout de ressources et d’arguments, un homme vidé, littéralement « épuisé » ; tel cet homme dont parle Schopenhauer dans un passage des Parerga et Paralipomena, qui « espère trouver dans des consommés et dans des drogues de pharmacie la santé et la vigueur dont la vraie source est la force vitale propre ». À l’opposé, la joie constitue la force par excellence, ne serait-ce que dans la mesure où elle dispense précisément de l’espoir, – la force majeure en comparaison de laquelle toute espérance apparaît comme dérisoire, substitutive, équivalant à un succédané et à un produit de remplacement.

***

La carte et la territoire - Michel Houellebecq - ****


Présentation:

Si Jed Martin, le personnage principal de ce roman, devait vous en raconter l'histoire, il commencerait peut-être par vous parler d'une panne de chauffe-eau, un certain 15 décembre. Ou de son père, architecte connu et engagé, avec qui il passa seul de nombreux réveillons de Noël.
Il évoquerait certainement Olga, une très jolie Russe rencontrée au début de sa carrière, lors d'une première exposition de son travail photographique à partir de cartes routières Michelin. C'était avant que le succès mondial n'arrive avec la série des « métiers », ces portraits de personnalités de tous milieux (dont l'écrivain Michel Houellebecq), saisis dans l'exercice de leur profession.
Il devrait dire aussi comment il aida le commissaire Jasselin à élucider une atroce affaire criminelle, dont la terrifiante mise en scène marqua durablement les équipes de police.
Sur la fin de sa vie il accédera à une certaine sérénité, et n'émettra plus que des murmures.
L'art, l'argent, l'amour, le rapport au père, la mort, le travail, la France devenue un paradis touristique sont quelques-uns des thèmes de ce roman, résolument classique et ouvertement moderne.

Miettes

– Qu'est-ce qui définit un homme ? Quelle est la question que l'on pose en premier à un homme lorsqu'on souhaite s'informer de son état ? Dans certaines sociétés, on lui demande d'abord s'il est marié, s'il a des enfants ; dans nos sociétés, on s'interroge en premier lieu sur sa profession. C'est sa place dans le processus de reproduction, et pas son statut de reproducteur, qui définit avant tout l'homme occidental.

***

Jed trébucha dans une poussette, se rattrapa de justesse au portique de détection d'objets métalliques, se recula pour reprendre sa place dans la file. Il n'y avait à part lui que des familles, chacune de deux ou trois enfants. Devant lui, un blondinet d'environ quatre ans geignait, réclamant on ne savait trop quoi, puis d'un seul coup il se jeta à terre en hurlant, tremblant de rage ; sa mère échangea un regard épuisé avec son mari, qui tenta de relever la vicieuse petite charogne. Il est impossible d'écrire un roman, lui avait dit Houellebecq la veille, pour la même raison qu'il est impossible de vivre : en raison des pesanteurs qui s'accumulent. Et toutes les théories de la liberté, de Gide à Sartre, ne sont que des immoralismes conçus par des célibataires irresponsables.

***

Le crime, dit-elle à son mari, lui paraissait un acte profondément humain, relié bien sûr aux zones les plus sombres de l'humain, mais humain tout de même. L'art, pour prendre un autre exemple, était relié à tout : aux zones sombres, aux zones lumineuses, aux zones intermédiaires. L'économie n'était reliée à presque rien, qu'à ce qu'il y avait de plus machinal, de plus prévisible, de plus mécanique chez l'être humain. Non seulement ce n'était pas une science, mais ce n'était pas un art, ce n'était en définitive à peu près rien du tout.

***

La vie nous offre une chance parfois mais lorsqu'on est trop lâche ou trop indécis pour la saisir, la vie reprend ses cartes, il y a un moment pour faire les choses et pour entrer dans un bonheur possible, ce moment dure quelques jours, parfois quelque semaines même quelques mois mais il ne se produit qu'une fois et une seule, et si l'on veut y revenir plus tard c'est tout simplement impossible, il n'y a plus de place pour l'enthousiasme, la croyance et la foi, demeure une résignation douce, une pitié réciproque et attristée, la sensation inutile et juste que quelque chose aurait pu avoir lieu, qu'on s'est simplement montré indigne du don qui vous avait été fait.

***

C’était surprenant : il n’avait pas conscience d’avoir vieilli à ce point. C’est à travers les relations avec autrui, et par leur intermédiaire, qu’on prend conscience de son propre vieillissement ; soi-même, on a toujours tendance à se voir sous les espèces de l’éternité.

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Ce sentiment de désolation, aussi, qui s'empare de nous à mesure que les représentations des êtres humains qui avaient accompagné Jed Martin au cours de sa vie terrestre se délitent sous l'effet des intempéries, puis se décomposent et partent en lambeaux, semblant dans les dernières vidéos se faire le symbole de l'anéantissement généralisé de l'espèce humaine. Elles s'enfoncent, semblent un instant se débattre avant d'être étouffées par les couches superposées de plantes. Puis tout se calme, il n'y a plus que des herbes agitées par le vent. Le triomphe de la végétation est total.

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samedi 2 mai 2015

L'empire du bien - Philippe Muray - *****


Quatrième:

L'empire du bien triomphe: il est urgent de le saboter.

Miettes:

L’Empire du Bien reprend sans trop les changer pas mal de traits de l’ancienne utopie, la bureaucratie, la délation, l’adoration de la jeunesse à en avoir la chair de poule, l’immatérialisation de toute pensée, l’effacement de l’esprit critique, le dressage obscène des masses, l’anéantissement de l’Histoire sous ses réactualisations forcées, l’appel kitsch au sentiment contre la raison, la haine du passé, l’uniformisation des modes de vie. Tout est allé vite, très vite.

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Des bénédictions pleuvent de partout. Les dieux sont tombés sur la Terre. Toutes les causes sont entendues, il n’existe plus d’alternatives présentables à la démocratie, au couple, aux droits de l’homme, à la famille, à la tendresse, à la communication, aux prélèvements obligatoires, à la patrie, à la solidarité, à la paix. Les dernières visions du monde ont été décrochées des murs. Le doute est devenu une maladie. Les incrédules préfèrent se taire. L’ironie se fait toute petite. La négativité se recroqueville. La mort elle-même n’en mène pas large, elle sait qu’elle n’en a plus pour longtemps sous l’impitoyable soleil de l’Espérance de Vie triomphante.

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Le public est là, il attend, il espère des coups, des cris, il voudrait des événements. L’ennui guette, envahit tout, les dépressions se multiplient, la qualité du spectacle baisse, le taux de suicides grimpe en flèche, l’hygiène niaise dégouline partout, c’est l’Invasion des Mièvreries, c’est le grand Gala du Show du Cœur.

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Penser « juste » est une sorte de science. Penser « juste », c’est penser bien, mais avec assez de virulence apparente pour que l’auditeur ou le lecteur ait l’impression que vous pensez seul, et surtout très périlleusement, contre de terribles ennemis, avec un courage inégalable.

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La litanie des bons sentiments, le catéchisme par lequel n’importe qui est désormais tenu de se présenter, remplace en fin de compte, et très avantageusement, la prière, si tant est que celle-ci, comme le soutenait Nietzsche, n’a été inventée par les grands fondateurs de religions que pour avoir la paix ; pour que les gens, pendant ce temps-là au moins, ne les emmerdent pas trop. Dressage, discipline. Occupation des mains, de l’esprit, des yeux… Amener les fidèles à répéter les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu ou à reprendre en chœur, devant l’écran, le chapelet des droits de l’homme, voilà d’excellentes mesures éducatives, bien adaptées à des moments précis, et différents, de l’histoire humaine ; et destinées à rendre tout le monde à peu près supportable, au moins quelque temps.

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« Quand nous serons devenus moraux tout à fait au sens où nos civilisations l’entendent et le désirent et bientôt l’exigeront, écrivait Céline en 1933, je crois que nous finirons par éclater tout à fait aussi de méchanceté. On ne nous aura laissé pour nous distraire que l’instinct de destruction. »

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L’enfer contemporain est pavé de bonnes dévotions qu’il serait si agréable de piétiner. C’est un crime contre l’esprit, c’est une désertion gravissime de ne pas essayer, jour après jour, d’étriller quelques crapuleries. Les gens ne croient plus, dit-on, que ce qu’ils ont vu à la télé ? Ça tombe bien, la littérature a toujours été là, en principe du moins, pour démolir ce que tout le monde croit. S’il en existait encore une, s’il y avait encore des écrivains, au lieu d’« auteurs », au lieu de « livres », on pourrait peut-être se divertir.

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Le Bien a toujours réponse à tout : à la fin les menteurs sont punis, le Paradis descend en plein désert, les maris infidèles perdent en même temps leur femme, leur maîtresse et leur boulot, c’est bien fait, ça leur apprendra. On s’était trompés sur toute la ligne : le Mal était soluble dans le sirop.

Lettres à Voltaire - Madame du Deffand - ***

Miettes:

Mais, monsieur de Voltaire, amant déclaré de la vérité, dites-moi de bonne foi, l’avez-vous trouvée ? Vous combattez et détruisez toutes les erreurs ; mais que mettez-vous à leur place ? Existe-t-il quelque chose de réel ? Tout n’est-il pas illusion ?

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Votre dernière lettre (dont vous ne vous souvenez sûrement pas) est charmante. Vous me dites que vous voulez que je vous fasse part de mes réflexions. Ah ! monsieur, que me demandez-vous ? Elles se bornent à une seule : elle est bien triste ; c’est qu’il n’y a, à le bien prendre, qu’un seul malheur dans la vie, qui est celui d’être né. Il n’y a aucun état, quel qu’il puisse être, qui me paraisse préférable au néant. Et vous-même, qui êtes monsieur de Voltaire, nom qui renferme tous les genres de bonheur, réputation, considération, célébrité, tous les préservatifs contre l’ennui, trouvant en vous toutes sortes de ressources, une philosophie bien entendue, qui vous a fait prévoir que le bien était nécessaire dans la vieillesse ; eh bien, monsieur, malgré tous ces avantages, il vaudrait mieux n’être pas né, par la raison qu’il faut mourir, qu’on en a la certitude, et que la nature y répugne si fort que tous les hommes sont comme le bûcheron.
Vous voyez combien j’ai l’âme triste, et que je prends bien mal mon temps pour vous écrire ; mais, monsieur, consolez-moi ; écartez les vapeurs noires qui m’environnent.

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Toutes les conditions, toutes les espèces me paraissent également malheureuses, depuis l’ange jusqu’à l’huître ; le fâcheux, c’est d’être né, et l’on peut pourtant dire de ce malheur-là que le remède est pire que le mal.

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Je charmerai ce soir M. Hume, en lui lisant votre lettre. Vous êtes content de ses ouvrages, vous le seriez de sa personne ; il est gai, simple et bon. Les esprits anglais valent mieux que les nôtres, c’est bien mon avis ; je ne leur trouve point le ton dogmatique, impératif ; ils disent des vérités plus fortes que nous n’en disons ; mais ce n’est pas pour se distinguer, pour donner le ton, pour être célèbres. Nos auteurs révoltent par leur orgueil, leurs bravades ; et quoique presque tout ce qu’ils disent soit vrai, on est choqué de la manière, qui sent moins la liberté que la licence ; et puis ils tombent souvent dans le paradoxe et dans les sophismes, et c’est mon horreur. Jean-Jacques m'est antipathique, il remettrait tout dans le chaos ; je n’ai rien vu de plus contraire au bon sens que son Émile, rien de plus contraire aux bonnes mœurs que son Héloïse, et de plus ennuyeux et de plus obscur que son Contrat social.

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Vos philosophes, ou plutôt soi-disant philosophes, sont de froids personnages : fastueux sans être riches, téméraires sans être braves, prêchant l’égalité par esprit de domination, se croyant les premiers hommes du monde, de penser ce que pensent tous les gens qui pensent ; orgueilleux, haineux, vindicatifs ; ils feraient haïr la philosophie.

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Il n’y a plus de gaieté, monsieur, il n’y a plus de grâces. Les sots sont plats et froids, ils ne sont point absurdes ni extravagants comme ils étaient autrefois. Les gens d’esprit sont pédants, corrects, sentencieux. Il n’y a plus de goût non plus ; enfin il n’y a rien, les têtes sont vides, et l’on veut que les bourses le deviennent aussi. Oh ! que vous êtes heureux d’être Voltaire ! vous avez tous les bonheurs ; les talents, qui font l’occupation et la réputation ; les richesses, qui font l’indépendance.

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Si c’est la philosophie qui donne le dégoût du monde, je suis une grande philosophe. Rien ne me retient ici, et je n’ai pour y rester d’autres raisons que celle de la chèvre : où elle est attachée, il faut qu’elle broute.

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Où prenez-vous que je hais la philosophie ? Malgré son inutilité, je l’adore ; mais je ne veux pas qu’on la déguise en vaine métaphysique, en paradoxe, en sophisme. Je veux qu’on nous la présente à votre manière, suivant la nature pied à pied, détruisant les systèmes, nous confirmant dans le doute, et nous rendant inaccessibles à l’erreur, quoique sans nous donner la fausse espérance d’atteindre à la vérité ; toute la consolation qu’on en tire (et c’en est une), c’est de ne pas s’égarer, et d’avoir la sûreté de retrouver la place d’où l’on est parti. À l’égard des philosophes, il n’y en a aucun que je haïsse ; mais il y en a bien peu que j’estime.

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Je regarde les ambitieux comme des fous, et les places qu’ils occupent comme des rôles qu’ils jouent bien ou mal. Je vois tout ce qui se passe du même œil que le verra la postérité ; j’y vois Voltaire, le seul bel-esprit de ce siècle, qui aurait dû y servir de modèle, dicter les règles du bon goût, et qui par facilité a protégé ceux qui le détruisent. J’y vois un tas de philosophes qui, parce qu’ils ne croient pas des fables, se persuadent être fort éclairés, et devoir être législateurs, mais dont la vanité, l’orgueil et la suffisance décréditent leur morale. Je pense quelquefois à la croyance qu’on doit donner à l’histoire, et à l’idée qu’elle peut donner des hommes dont elle parle ; ils pourraient bien peut-être avoir été semblables à ceux d’aujourd’hui. Enfin, pendant notre vie, nous sommes acteurs ou spectateurs ; la toile baissera bientôt pour nous ; vous pouvez y avoir du regret. Pour moi, mon cher, Voltaire, je n’y en aurai point ; j’ai trop vu le derrière des coulisses. Une seule chose pourrait attacher à la vie : ce serait de véritables amis, et c’est ce qui n’existe point.

vendredi 1 mai 2015

Le principe - Jérôme Ferrari - *****


Magnifique...


Miettes:


Vous parliez à votre mère de la musique lointaine des choses essentielles, vous vous plaigniez que votre vie ressemblât à un chemin poussiéreux, tracé dans la laideur d’une contrée aride et, sans votre travail, votre immense solitude eût été absolue. Mais elle ne l’était pas. Il vous fallait participer à des débats gigantesques, inépuisables, qui vous permettaient d’échapper à la fois à votre mélancolie et à tout ce qui vous dégoûtait dans la vie publique, que vous ne preniez pas au sérieux parce qu’il vous était impossible de croire que les forces de la bêtise fussent infiniment supérieures à celles de la raison. Si vous étiez naïf, c’était peut-être de rêver que le monde de la politique devrait en fin de compte obéir aux mêmes règles aristocratiques que le monde de la science dans lequel les luttes les plus acharnées n’admettaient pas d’autres armes que les arguments et constituaient encore des témoignages de respect et d’amitié. Vous pensiez qu’une cause qui n’est défendue que par la violence, le mensonge et la calomnie fait ainsi l’aveu de sa propre faiblesse, et vous aviez raison – mais vous n’imaginiez pas le pouvoir de la faiblesse, de l’humiliation, du ressentiment et des peurs abjectes. Quelque chose de raffiné et de pourri viciait l’air que vous respiriez mais vous ne le sentiez pas ; vous conversiez fraternellement avec des hommes de toutes nationalités qui se faisaient de ce qui est essentiel la même idée que vous, vous passiez d’un pays à l’autre, d’une université à l’autre, en Italie, en Angleterre, aux États-Unis, comme si la vaste Athènes contemporaine dans laquelle vous viviez avait effacé les frontières, vous bondissiez joyeusement sur le pilier d’angle d’une terrasse, au Japon, et Dirac, terrorisé à l’idée que vous alliez basculer dans le vide d’un instant à l’autre, vous regardait vous y tenir debout, en équilibre, les mains nonchalamment enfoncées dans les poches de votre pantalon, impassible et joyeux, devant le grand ciel clair.

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Quant à lui, il lui était indifférent de mourir.
Vous avez essayé de lui parler, la guerre finirait, le monde serait encore là, un monde différent, ce ne serait sans doute pas un monde meilleur mais il aurait besoin que des hommes de bonne volonté survivent pour faire au moins en sorte qu’il ne devienne pas pire que celui-ci, c’était une tâche utile, nécessaire, certaines choses méritaient d’être sauvées du néant, il secouait tristement la tête, vous aviez beau insister, il ne vous croyait plus, toutes les paroles d’espoir lui semblaient répandre une puanteur insupportable, celle du mensonge et de l’illusion, et il souffrait terriblement, car les effets du poison de la vérité sont d’abord douloureux, on songe avec nostalgie à la douceur perdue des rêves d’avenir qu’on ne fera plus jamais, aux délices du mensonge et de l’illusion dont on ne supporte plus la puanteur après s’être si longuement enivré de leur parfum délicat, aux promesses d’amour auxquelles on ne peut plus croire, mais, quelques mois plus tard, quand le poison a desséché jusqu’à la racine de la vie, il n’y a plus de nostalgie, plus de souffrance, seulement l’incomparable quiétude du désespoir, et Hans Euler vous écrivait depuis la Grèce pour vous parler seulement du ciel bleu, de la mer vineuse et du goût des oranges.

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Tout doit être transfiguré par le mensonge.
Nous ne sommes pas le maître de Delphes, qui ne dit ni ne cache rien. Notre parole est seulement humaine. Elle ne peut que révéler imparfaitement le monde ou l’enfouir sous le mensonge – et elle atteint alors sa perfection.

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Rien ne peut sauver de la solitude l’homme qui ne rencontre plus que lui-même. C’est ainsi. Ce monde qui nous prolonge et nous reflète est plus terrifiant, plus étranger, plus hostile que ne le fut jamais la nature sauvage et moi, je n’y peux rien.

Goethe se mheurt - Thomas Bernhard - ***


Miettes

J’ai écrit ce qu’il y a de plus grand, cela ne fait aucun doute, mais c’est aussi de cette façon que j’ai tétanisé la littérature allemande pour quelques siècles. J’aurai été, mon cher, avait dit Goethe à Riemer, le tétaniseur de la littérature allemande. Ils sont tous tombés dans le piège de mon Faust.

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Car tous les matins, nous sommes obligés de nous rappeler que nous sommes le fruit de la terrible démesure de nos parents, qui nous ont engendrés dans une véritable mégalomanie procréatrice, nous jetant dans ce monde toujours plus atroce et répugnant que réjouissant et utile. Nous devons notre désarroi à nos géniteurs, notre impuissance, toutes les difficultés auxquelles, jusqu’à la fin de nos jours, nous sommes incapables de faire face. D’abord on avait dit : ne bois pas cette eau, elle est empoisonnée, ensuite on avait dit : ne lis pas ce livre, il est empoisonné. Si tu bois de cette eau, tu en périras, disaient-ils, puis : si tu lis ce livre, tu en périras. Ils t’emmenaient dans des forêts, t’entreposaient dans d’obscures chambres d’enfant afin de te perturber, ils t’ont présenté à des personnes que tu as tout de suite reconnues comme tes annihilateurs. Ils t’ont montré des paysages qui ont été mortels pour toi. Ils t’ont jeté dans des écoles comme dans des cachots, ils ont fini par t’arracher ton âme pour la laisser dépérir dans leur bourbier, leur désolation. Ainsi très tôt ils ont fait perdre à ton cœur la cadence qui lui était propre, jusqu’à le rendre, irréversiblement comme disent les médecins, malade, parce qu’ils n’ont jamais voulu lui accorder un moment de répit, à ce cœur qui est le tien.
Ils t’ont vêtu d’habits verts lorsque tu voulais en mettre des rouges, d’habits d’été lorsqu’il aurait fallu ceux d’hiver, quand tu voulais marcher, ils t’obligeaient à courir, quand tu voulais courir, ils t’obligeaient à marcher, quand tu voulais la paix, ils ne te l’ont pas laissée, quand tu voulais crier, ils t’ont bâillonné. Tu les as toujours observés, aussi loin que tu puisses te souvenir, tu as perçu et étudié leur duplicité et tu leur as toujours répété qu’ils étaient condamnés, ce dont ils ne voulaient pas prendre conscience, même s’ils savaient pertinemment qu’ils étaient condamnés, pendant tout ce temps où je les ai observés, jusqu’à aujourd’hui. Qu’ils étaient, quoi qu’ils en disent, des êtres sans gêne, sans scrupule, extrêmement dangereux. Ils m’accusaient alors, en quelque sorte, de dire la vérité. Mais si je leur disais de temps en temps qu’ils étaient beaux, intelligents, ce qui était aussi la vérité, ils m’accusaient de mentir. De sorte que, tout au long de ma vie, ils m’ont tantôt reproché de dire la vérité, tantôt de mentir, et très souvent de dire la vérité et de mentir, m’accusant au fond, depuis que je suis né, de dire la vérité et le mensonge, tout comme moi, depuis que je suis né, les accuse de dire le mensonge et la vérité.
Je peux dire ce que je veux, ils me reprochent soit la vérité soit le mensonge, et souvent ils ne savent plus très bien eux-mêmes s’ils sont en train de m’accuser de la vérité ou du mensonge, tout comme moi-même souvent je ne sais plus si je suis en train de les accuser du mensonge ou de la vérité, parce que dans mon mécanisme accusatoire, qui entre-temps a dégénéré en véritable maladie accusatoire, je ne peux plus distinguer s’il s’agit de vérité ou de mensonge, pas plus qu’eux ne peuvent les distinguer chez moi. Si autrefois j’avais une peur mortelle en prenant un carré de sucre dans le sucrier de la salle à manger, j’ai aujourd’hui une peur mortelle de prendre un livre dans la bibliothèque, et une peur plus fatale encore si de surcroît il s’agit d’un livre philosophique, comme hier soir. J’ai toujours aimé Montaigne comme personne. Toujours je me suis réfugié auprès de mon Montaigne lorsque j’éprouvais cette peur mortelle. J’ai laissé Montaigne me guider et me conduire, me mener et me séduire. Montaigne a toujours été mon sauveur et mon secours. Quand bien même j’ai fini par me défier des autres, de ma pléthorique famille philosophique, qu’en réalité je devrais plutôt qualifier de pléthorique famille philosophique française, qui n’a jamais compté que quelques cousins et cousines venus d’Allemagne ou d’Italie, rapidement disparus qui plus est, Montaigne est toujours resté pour moi une sorte de refuge.
Je n’ai jamais eu ni père ni mère, mais j’ai toujours eu mon Montaigne. Mes géniteurs, que je ne saurais qualifier de père et de mère, m’ont rejeté dès l’origine, et j’ai tôt fait de tirer les conséquences de ce rejet, me réfugiant tout droit dans les bras de mon Montaigne, voilà la vérité. Montaigne, me suis-je toujours dit, est à la tête d’une famille philosophique extraordinairement prolifique, mais jamais je n’ai aimé les membres de cette famille philosophique autant que son chef, mon cher Montaigne.