mardi 14 juillet 2015

L'une rêve, l'autre pas - Nancy Kress - ****

Présentation:

Alors que deux jumelles viennent au monde, l'une d'entre elles bénéficie d''une modification génétique qui lui permet de ne plus dormir. Huit heures d‘éveil de plus par jour, un rêve pour apprendre, vivre et découvrir le monde... Huit heures qui feront aussi d'elle, un être à part. 
Nancy Kress, l’auteur de Danse Aérienne, Les Hommes dénaturés ou du cycle de la Probabilité, est l'une des belles voix de l''imaginaire mondial, développant une science fiction au carrefour de la poésie, de la science et de la conscience sociale. 



Le début :

Le couple était assis, l’air guindé, sur ses chaises Eames anciennes, deux personnes qui auraient préféré ne pas être là, ou bien une personne qui ne le voulait pas et l’autre que cela contrariait. Le Docteur Ong avait déjà vu le cas.
En deux minutes, il en fut convaincu : c’était la femme qui résistait si fort en silence. Elle allait perdre. L’homme paierait plus tard, petit à petit, pendant longtemps.
« Je présume que vous avez déjà effectué les vérifications bancaires nécessaires, dit aimablement Roger Camden, alors passons tout de suite aux détails, d’accord, Docteur ?
— Certainement, dit Ong. Pourquoi ne commenceriez-vous pas par me dire quelles sont toutes les modifications génétiques qui vous intéressent pour le bébé ? »
La femme bougea soudain sur sa chaise. Elle approchait de la trentaine – visiblement une seconde épouse – mais avait déjà l’air fanée, comme si elle s’épuisait à suivre le rythme de Roger Camden. Ce qu’Ong n’avait pas trop de mal à imaginer. Mme Camden avait les cheveux bruns, les yeux bruns, sa peau avait une teinte brune qui aurait pu être jolie si ses joues avaient eu un rien de couleur. Elle portait un manteau brun, ni à la mode ni bon marché, et des chaussures à l’air vaguement orthopédiques. Ong jeta un coup d’œil à ses notes pour y trouver son nom : Elizabeth. Il aurait pu parier que les gens l’oubliaient souvent.
À côté d’elle, Roger Camden rayonnait de vitalité, homme d’âge mûr dont la tête en forme d’obus ne s’harmonisait guère avec sa coupe de cheveux soignée et son costume italien en soie. Ong n’avait pas besoin de consulter ses notes pour se remémorer des informations au sujet de Camden. Une caricature de la tête en forme d’obus avait été l’illustration principale de l’édition télématique du Wall Street Journal de la veille : Camden avait mené un coup exceptionnel d’investissement en limites croisées d’un atoll de données. Ong ne savait pas très bien ce qu’était « un investissement en limites croisées d’un atoll de données ».
« Une fille », dit Elizabeth Camden. Ong ne s’attendait pas à ce qu’elle parle la première. Sa voix fut une seconde surprise : celle d’une Anglaise de la bonne société. « Blonde. Aux yeux verts. Grande. Mince. »
Ong sourit.
« Les gènes de l’aspect physique sont les plus faciles à obtenir, comme vous le savez déjà, j’en suis sûr. Mais tout ce que nous pouvons faire pour la “minceur”, c’est de lui donner une prédisposition génétique en ce sens. La façon dont vous nourrirez l’enfant va naturellement... »
« Oui, oui, dit Roger Camden, c’est évident. Et maintenant de l’intelligence. Une haute intelligence. Et le sens de l’audace.
— Je regrette, Monsieur Camden : les facteurs de la personnalité ne sont pas encore assez bien connus pour permettre une manip...
— C’était juste pour voir », dit Camden, avec un sourire qui d’après Ong devait se vouloir enjoué.
Elizabeth Camden ajouta :
« Des aptitudes musicales.
— Encore une fois, Madame Camden, nous ne pouvons garantir qu’une disposition pour la musique.
— C’est bon, dit Camden. L’éventail complet de rectifications de tous les problèmes de santé potentiels liés aux gènes, bien sûr.
— Bien sûr », dit le Docteur Ong. Aucun des clients ne parla. Jusque-là, leur liste était plutôt modeste, compte tenu de la fortune de Camden ; il fallait convaincre la plupart des clients de renoncer aux tendances génétiques contradictoires, à la surcharge d’altérations, ou aux espoirs irréalisables. Ong attendit. La tension montait dans la pièce.
« Et, dit enfin Camden, aucun besoin de dormir. »
Elizabeth Camden tourna la tête brusquement pour regarder par la fenêtre. Ong prit un aimant à papiers sur son bureau. Il essaya de parler d’un ton aimable.
« Puis-je demander comment vous avez appris que ce programme de modification génétique existait ? »
Camden chercha dans une poche intérieure de son veston. La soie fronçait et tirait ; le corps et le costume venaient de classes sociales différentes. Camden était, se souvint Ong, un Yagaiiste, un ami personnel de Kenzo Yagai lui-même. Camden tendit un listing à Ong : les caractéristiques du programme.
« Inutile de vous donner la peine de chercher la fuite dans vos banques de données, Docteur : vous ne la trouverez pas. Mais, si cela peut vous consoler, personne d’autre ne la trouvera non plus. Bon. » Il se pencha soudain en avant. Il changea de ton. « Je sais que vous avez créé jusqu’à maintenant vingt enfants qui n’ont aucun besoin de sommeil. Que, jusqu’à maintenant, dix-neuf sont en bonne santé, intelligents et psychologiquement normaux. En fait, mieux que normaux – ils sont d’une précocité peu commune. Le plus âgé a déjà quatre ans et il peut lire deux langues. Je sais que vous avez l’intention de mettre cette modification génétique sur le marché dans quelques années. Je veux avoir une chance de l’acheter pour ma fille maintenant. Mon prix sera le vôtre. »
Ong se leva.
« Il m’est impossible de discuter de ceci avec vous unilatéralement, Monsieur Camden. Ni le vol de nos données...
— Qui n’était pas un vol – votre système a développé une régurgitation spontanée dans une sortie publique, vous aurez un mal d’enfer à prouver autre chose...
— ... ni la proposition d’acheter cette modification génétique particulière ne dépendent de ma seule autorité. L’un et l’autre doivent être discutés avec le conseil d’administration de l’institut.
— Absolument, absolument. Quand pourrai-je leur parler aussi ?
— Vous ? »
Camden, toujours assis, le regarda. Il vint à l’esprit d’Ong que peu d’hommes pourraient avoir un air aussi assuré, assis cinquante centimètres au-dessous de ses yeux.
« Certainement. J’aimerais pouvoir présenter mon offre à quiconque a réellement qualité pour l’accepter. Cela me paraît normal en affaires.
— Ce n’est pas seulement une transaction commerciale, Monsieur Camden.
— Ce n’est pas seulement de la recherche scientifique fondamentale, non plus, rétorqua Camden. Vous êtes une société à but lucratif. Avec certains dégrèvements de taxes seulement accordés aux entreprises répondant à certaines règles d’exercice équitable. »
Pendant une minute Ong ne put comprendre les paroles de Camden. « Les règles d’exercice équitable...
— ... sont établies pour protéger les minorités parmi les fournisseurs. Je sais, elles n’ont jamais été appliquées dans le cas de consommateurs : sauf en ce qui concerne les lignes rouges dans les installations d’Énergie-Y. Mais elles pourraient être appliquées, Docteur Ong. Les minorités ont le droit de se voir proposer les mêmes produits que les non-minorités. Je sais que l’institut n’apprécierait pas un procès, Docteur. Aucune de vos vingt familles du groupe-test génétique n’est noire ou juive.
— Un procès... mais vous n’êtes ni noir ni juif !
— J’appartiens à une minorité différente. Américano-polonaise. Notre nom était Kaminsky. » Camden se leva enfin. Et sourit chaleureusement. « Écoutez, c’est absurde. Vous le savez, et je le sais, et nous savons tous les deux combien les journalistes s’en régaleraient de toute façon. Et vous savez que je ne veux pas vous faire un procès absurde, seulement utiliser la menace d’une publicité aussi prématurée que nuisible pour obtenir ce que je veux. Je ne veux pas du tout faire de menaces, croyez-moi. Tout ce que je veux, c’est faire bénéficier ma fille de cette avancée scientifique remarquable. » Son visage changea, pour adopter une expression qu’Ong n’aurait jamais crue possible sur ces traits-là : le désenchantement.
« Docteur... savez-vous combien j’aurais pu accomplir en plus si je n’avais pas dû dormir toute ma vie ? »
Elizabeth Camden dit durement :
« C’est à peine si tu dors maintenant. »
Camden la regarda comme s’il avait oublié sa présence.
« Eh bien, non, ma chère, pas maintenant. Mais quand j’étais jeune... l’université, j’aurais pu terminer l’université et tout de même entretenir... mais bon. Rien de tout cela ne compte maintenant. Ce qui compte, Docteur, c’est que vous et moi et votre conseil d’administration parvenions à un accord.
— Monsieur Camden, je vous prie de quitter mon bureau maintenant.
— C’est-à-dire, avant que vous ne perdiez patience face à ma prétention ? Vous ne seriez pas le premier. Je compte organiser une réunion d’ici la fin de la semaine prochaine, quand et où vous le voudrez, bien sûr. Contentez-vous d’en faire savoir les détails à ma secrétaire personnelle, Diane Clavers. Quand cela vous conviendra le mieux. »
Ong ne les raccompagna pas jusqu’à la porte. La tension faisait battre ses tempes. À la porte, Elizabeth Camden se retourna.
« Qu’est-il arrivé au vingtième ?
— Comment ?
— Le vingtième bébé. Mon mari a dit que dix-neuf d’entre eux étaient en bonne santé et normaux. Qu’est-il arrivé au vingtième ? »
La tension devint plus forte, plus brûlante. Ong savait qu’il ne devait pas répondre ; que Camden connaissait probablement déjà la réponse, même si sa femme, elle, ne la connaissait pas ; que lui, Ong, allait répondre de toute façon ; qu’il allait regretter ce manque de maîtrise de soi, amèrement, par la suite.
« Le vingtième bébé est mort. Il s’est avéré que ses parents étaient instables. Ils se sont séparés durant la grossesse, et sa mère n’a pas pu supporter les pleurs continuels d’un bébé qui ne donnait jamais. »
Les yeux d’Elizabeth Camden s’agrandirent.
« Elle l’a tué ?
— Par accident, dit Camden brièvement. Elle a secoué la petite chose trop fort. » Il regarda Ong en fronçant les sourcils. « Des puéricultrices, Docteur. En équipe. Vous n’auriez dû choisir que des parents assez fortunés pour pouvoir engager des puéricultrices de jour comme de nuit.
— C’est horrible ! » explosa Mme Camden, et Ong ne put déterminer si elle parlait de la mort de l’enfant, du manque de puéricultrices, ou de l’inconscience de l’institut. Ong ferma les yeux.
Quand ils furent partis, il prit dix milligrammes de Cyclo-benzaprine-III. Pour son dos – ce n’était que pour son dos. Il sentait à nouveau sa vieille blessure. Après, il resta longtemps à la fenêtre, tenant encore l’aimant à papiers, sentant la tension quitter ses tempes, retrouvant son calme. Au-dessous de lui, le lac Michigan léchait paisiblement la rive ; la police avait expulsé les sans-abri au cours d’un nouveau raid juste la nuit précédente et ceux-ci n’avaient pas encore eu le temps de revenir. Il ne restait que leurs débris, jetés dans les buissons du parc au bord du lac : des couvertures en lambeaux, des journaux, des sacs plastiques, comme de pathétiques emblèmes piétinés. Il était illégal de dormir dans le parc, illégal d’y entrer sans permis de résidence, illégal d’être sans abri et sans domicile fixe. Tandis qu’Ong regardait, des gardiens de parc en uniforme commencèrent à ramasser méthodiquement les journaux pour les enfouir dans des réceptacles propres à propulsion automatique.
Ong prit le téléphone pour appeler le président du conseil d’administration de l’institut Biotech.

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