samedi 23 mars 2013

1Q84 - Haruki Murakami - ***



Roman en trois tomes, des personnages attachants mais surtout une ambiance particulière. L'auteur nous pousse progressivement vers le fantastique en suivant alternativement les deux personnages (trois dans le dernier tome).

Peut-être quelques longueurs mais qui sont probablement nécessaires pour installer cette ambiance si particulière.

Présentation:

Au Japon, en 1984.
C'est l'histoire de deux mondes, celui réel de 1984 et un monde parallèle tout aussi vivant, celui de 1Q84. Deux mondes imbriqués dans lesquels évoluent, en alternance, Aomamé et Tengo, 29 ans tous deux, qui ont fréquenté la même école lorsqu'ils avaient dix ans. A l'époque, les autres enfants se moquaient d'Aomamé à cause de son prénom, « Haricot de soja », et de l'appartenance de ses parents à la nouvelle religion des Témoins. Un jour, Tengo l'a défendue et Aomamé lui a serré la main. Un pacte secret conclu entre deux enfants, le signe d'un amour pur dont ils auront toujours la nostalgie.
En 1984, chacun mène sa vie, ses amours, ses activités.
Tueuse professionnelle, Aomamé se croit investie d'une mission : exécuter les hommes qui ont fait violence aux femmes. Aomamé a aussi une particularité : la faculté innée de retenir quantité de faits, d'événements, de dates en rapport avec l'Histoire.
Tengo est un génie des maths, apprenti-écrivain et nègre pour un éditeur qui lui demande de réécrire l'autobiographie d'une jeune fille échappé à la secte des Précurseurs. Il est aussi régulièrement pris de malaises lors desquels il revoit une scène dont il a été témoin à l'âge d'un an et demi.
Les deux jeunes gens sont destinés à se retrouver mais où ? Quand ? En 1984 ? Dans 1Q84 ? Dans cette vie ? Dans la mort ?

Premières lignes:

LA RADIO DU TAXI DIFFUSAIT une émission de musique classique en stéréo. C’était la Sinfonietta de Janáček. Était-ce un morceau approprié quand on est coincé dans des embouteillages ? Ce serait trop dire. D’ailleurs, le chauffeur lui-même ne semblait pas y prêter une oreille attentive. L’homme, d’un âge moyen, se contentait de contempler l’alignement sans fin des voitures devant lui, la bouche serrée, tel un vieux marin aguerri, debout à la proue de son bateau, appliqué à déchiffrer quelque sinistre pressentiment dans la jonction des courants marins. Aomamé, profondément enfoncée dans le siège arrière du véhicule, écoutait, les yeux mi-clos.
Combien y aurait-il d’auditeurs, à l’écoute des premières mesures de la Sinfonietta de Janáček, qui reconnaîtraient immédiatement ce morceau ? Disons : entre « très peu » et « presque aucun ». Mais Aomamé, elle, pour une raison ou une autre, en était capable.
Janáček avait composé cette courte symphonie en 1926. Le thème principal avait été conçu à l’origine pour une fanfare à l’occasion d’une rencontre sportive. Aomamé imaginait la Tchécoslovaquie de 1926. Après la Première Guerre mondiale, le pays s’était enfin libéré de la très longue domination des Habsbourg, les gens buvaient de la bière Pilzner dans les cafés, ils fabriquaient des mitrailleuses efficaces et raffinées, ils goûtaient la paix passagère qui visitait l’Europe centrale. Franz Kafka, encore méconnu, avait disparu deux ans auparavant. Bientôt apparaîtrait Hitler, qui ne ferait qu’une bouchée de ce joli petit pays. Mais, en ce temps-là, tout le monde ignorait que des événements aussi terribles allaient advenir. Ce que l’Histoire enseigne de plus important aux hommes pourrait se formuler ainsi : « À l’époque, personne ne savait ce qui allait arriver. »
En écoutant cette musique, Aomamé imaginait les vents qui balayaient sans obstacle les plaines de Bohême et laissait ses pensées vagabonder sur l’Histoire.
1926, c’était la mort de l’empereur Taishô, le commencement d’une ère nouvelle, l’ère Shôwa. Au Japon aussi, ce serait le début d’une époque sombre et terrible. Le modernisme et la démocratie avaient joué leur bref intermède. Celui-ci achevé, le fascisme imposerait sa loi.
L’histoire, comme le sport, était ce qui intéressait le plus Aomamé. Elle ne se lassait pas de lire de nombreux ouvrages historiques, alors qu’elle n’était guère portée sur les romans. En matière d’histoire, elle aimait avant tout que tous les événements soient bien reliés à une chronologie et à un lieu précis. Elle n’avait aucune difficulté à se souvenir des dates. Même quand elle ne l’avait pas apprise par cœur, la chronologie se dessinait automatiquement, du moment qu’elle avait saisi la cohésion d’ensemble des divers événements. Au collège et au lycée, Aomamé avait toujours les meilleures notes de la classe aux contrôles d’histoire, et elle trouvait étrange qu’un élève ait du mal à retenir la succession des dates, alors que c’était si facile d’y parvenir.
Aomamé était son vrai nom. Son grand-père paternel était originaire de la préfecture de Fukushima et là-bas, dans des petites villes ou villages des montagnes, un certain nombre de personnes portaient réellement ce nom d’« Aomamé » – haricots de soja verts. Elle-même ne s’était jamais rendue dans cette région. Avant sa naissance, son père avait rompu avec sa famille. Il en allait de même avec sa lignée maternelle. Par conséquent, Aomamé n’avait jamais rencontré un seul de ses grands-parents. Elle n’avait pour ainsi dire pas voyagé, mais, en de rares occasions, elle avait consulté l’annuaire téléphonique de son hôtel pour chercher si des gens portaient ce patronyme. Jamais elle n’en avait trouvé nulle part, dans aucune ville, grande ou petite. Elle avait chaque fois l’impression d’être une naufragée solitaire jetée dans un immense océan.
Donner son nom était pénible. Dès qu’elle l’avait prononcé, son interlocuteur prenait un air surpris ou la considérait d’un œil embarrassé. Mademoiselle Aomamé ? Oui, c’est bien ça. Et mon nom s’écrit A-o-m-a-m-é, comme les haricots de soja, bleu-vert, oui. Quand elle avait travaillé dans une entreprise et qu’elle avait dû avoir des cartes de visite, les tracasseries avaient été d’autant plus nombreuses. L’autre regardait longuement, d’un œil méfiant, la carte qu’elle lui tendait. Comme si elle lui avait fait lire une lettre maléfique à brûle-pourpoint. Lorsqu’elle se présentait au téléphone, il y avait même des rires étouffés. Dans la salle d’attente de la mairie ou de l’hôpital, dès que son nom était appelé, les gens levaient le nez pour la regarder. Quelle tête pouvait bien avoir quelqu’un affublé d’un nom pareil ?
Parfois, les gens se trompaient et l’appelaient « Edamamé » – haricots de soja encore verts – ou même « Soramamé » – fèves. Chaque fois, elle rectifiait. « Non, ce n’est pas Edamamé (ou Soramamé). Bien sûr, ces noms se ressemblent… » Et la personne de s’excuser avec un petit rire. « Voyez-vous, c’est un nom tellement rare… » En trente ans, combien de fois lui avait-il fallu entendre la même chose ? Combien de plaisanteries stupides ?
Si je n’étais pas née avec un nom pareil, peut-être ma vie aurait-elle pris un tour différent. Si je m’étais appelée « Satô » ou « Tanaka » ou encore « Suzuki », un patronyme bien banal, j’aurais peut-être eu une existence plus tranquille et regardé les autres d’un œil plus tolérant. Possible.
Aomamé, les yeux clos, écoutait la musique avec attention. Elle se laissait envahir par les belles vibrations produites par l’unisson des bois. Brusquement, quelque chose la frappa. La qualité de la musique était trop bonne pour une radio de taxi. Même à faible volume, le son était profond et les harmoniques clairement restitués. Elle ouvrit les yeux, se redressa et examina la stéréo encastrée dans le tableau de bord. L’appareil était tout noir, élégant et brillant. Elle ne pouvait voir le nom du fabricant mais comprenait bien que c’était un modèle de prix, avec ses multiples réglages et son affichage numérique vert en façade. Sans doute un appareil de première qualité. Pour un taxi ordinaire appartenant à une compagnie, une aussi belle installation stéréo, c’était étonnant.
Aomamé examina l’intérieur de la voiture plus attentivement. Elle n’y avait pas vraiment prêté attention en montant, car elle était absorbée dans ses pensées, mais avec un examen plus minutieux elle voyait bien que ce n’était pas un taxi ordinaire. La qualité de l’équipement intérieur était remarquable, le confort des sièges parfait. Et surtout, le calme régnait dans l’habitacle. La voiture semblait être équipée d’un dispositif antibruit, et le vacarme extérieur ne pénétrait pratiquement pas à l’intérieur. Comme dans un studio insonorisé. Peut-être s’agissait-il d’un taxi indépendant ? Il existait parmi eux des chauffeurs qui dépensaient sans compter afin d’améliorer leur véhicule. Elle chercha de l’œil la plaque d’enregistrement, en vain. Il n’avait cependant pas l’air d’être un clandestin, sans permis. Il y avait bien un compteur qui calculait précisément le prix de la course. Il indiquait alors 2 150 yens. Mais on ne voyait nulle part de plaque portant le nom du chauffeur.

samedi 9 mars 2013

Éloge des frontières - Régis Debray - ****


Voici un petit livre qui bouscule quelque peu les idées reçues et le conformisme bien pensant. Il est la transcription d'une conférence donnée au Japon.

Régis Debray y rappelle que la frontière, mise à mal par la mondialisation, par le "village global", est un élément constitutif de notre être, que la limite, qu'elle soit géographique ou psychique (moi/autre) est ce qui permet de nous définir. Il remet en avant les mythes fondateurs où la clôture, même symbolique, permet de définir le peuple. La limite, la séparation, structurent, donnent la "forme". De Dieu qui sépare la lumière des ténèbres, à Romulus qui trace le pomérium avec son soc de charrue, des villes qui définissent leurs enceintes, ou tout simplement de la peau, la frontière est partout.


Quatrième de couverture:

«En France, tout ce qui pèse et qui compte se veut et se dit "sans frontières". Et si le sans-frontiérisme était un leurre, une fuite, une lâcheté? Partout sur la mappemonde, et contre toute attente, se creusent ou renaissent de nouvelles et d'antiques frontières. Telle est la réalité. En bon Européen, je choisis de célébrer ce que d'autres déplorent : la frontière comme vaccin contre l'épidémie des murs, remède à l'indifférence et sauvegarde du vivant. D'où ce Manifeste à rebrousse-poil, qui étonne et détonne, mais qui, déchiffrant notre passé, ose faire face à l'avenir.» Régis Debray.




Extrait:

Faut-il le préciser ? Interface polémique entre l’organisme et le monde extérieur, la peau est aussi loin du rideau étanche qu’une frontière digne de ce nom l’est d’un mur. Le mur interdit le passage ; la frontière le régule. Dire d’une frontière qu’elle est une passoire, c’est lui rendre son dû : elle est là pour filtrer. Un système vivant est un système thermodynamique d’échanges avec le milieu, terrestre, maritime, social. Les pores font respirer la peau, comme les ports, les îles, et les ponts, les fleuves.

...

On n’a jamais tant parlé de biodiversité que depuis le triomphe de l’uniformité. Le hot-dog n’a-t-il pas fait la gloire du camembert de Normandie, l’autoroute du chemin de grande randonnée, la tour en verre de la poutre apparente ? Effet fermette, effet boomerang. Dans un premier temps, le réseau triomphe du site, jusqu’au moment, deuxième temps, où il l’exalte par contrecoup, et parfois pour le pire. Ce choc en retour aura été la punition du non-lieu, de l’ou-topos, du n’importe où cher aux commissaires du bonheur universel. Nos partisans du socialisme sans rivage ont éludé la question de la frontière, marque de fïnitude, stigmate d’imperfection. D’où leur prédilection pour les îles ou les déserts inhabités, où les Platon, les Thomas More, les Etienne Cabet, les Robert Owen et bien d’autres ont rêvé de bâtir l’homme nouveau. L’isolat évitait la question fatidique. Pas de voisins, rien à négocier, seul au monde. « L’Internationale sera le genre humain », cela commence par un « ici ou là, peu importe », et finit par « en dehors du parti, point de salut ».

...

L’indécence de l’époque ne provient pas d’un excès, mais d’un déficit de frontières. Il n’y a plus de limites à parce qu’il n’y a plus de limites entre.Les affaires publiques et les intérêts privés. Entre le citoyen et l’individu, le nous et le moi-je. Entre l’être et son paraître. Entre la banque et le casino. Entre l’info et la pub. Entre l’école, d’un côté, les croyances et les intérêts, de l’autre. Entre l’État et les lobbies. Le vestiaire et la pelouse. La chambre et le bureau du chef de l’État. Et ainsi de suite. Conflits d’intérêts et liaisons dangereuses résultent d’une confusion des sphères.

Régis Debray - Éloge des frontières