samedi 25 avril 2015

Les producteurs - Antoine Bello - **

Bof, bof...
Les deux premiers tomes (Les falsificateurs, les éclaireurs) m'avaient emballé mais celui est poussif, longuet. Rien de nouveau si ce n'est un dossier supplémentaire pour le CFR (Comité de Falsification du réel), une pseudo-intrigue (malette contenant des projets de falsification dérobée) et une petite pirouette à la fin.
Bref... sans conviction.

Quatrième de couverture:

Sliv Dartunghuver vient d'accéder aux instances dirigeantes du Consortium de Falsification du Réel, organisation secrète internationale qui s'efforce de maintenir une harmonie relative sur la planète en construisant de toutes pièces les légendes dont l'humanité a besoin. Or le CFR est dans la tourmente, menacé par la divulgation de documents internes et décrédibilisé par plusieurs échecs (dont la création d'Al-Qaida, pure fiction née des cerveaux des falsificateurs du CFR dans le but de faire comprendre au monde la menace de l'extrémisme islamiste). Avec l'aide de ses amis Youssef et Maga, et de la belle et redoutable Lena, Sliv se lance dans une série de mystifications toujours plus audacieuses, qui l'entraînent de Hollywood à Hong Kong, de Sydney à Veracruz, et jettent un jour nouveau sur l'élection d'Obama, l'épidémie de grippe H1N1 et la découverte d'une fascinante cité maya. La jubilation de l'auteur à échafauder des scénarios vertigineux transparaît à chaque page de ce récit à la fois divertissant et profond.


Miette:

Il se remplit une coupe de champagne à ras bord sans même songer à m’en proposer.
— Qu’est-ce qui distingue l’homme de l’animal ? Les uns vous diront la conscience, les autres le langage. Pour moi, ce sont les histoires. L’Homo sapiens en a de tout temps produit et consommé des quantités stupéfiantes, des habitants des grottes de Lascaux à nos contemporains qui s’abrutissent de séries télé. Or le hasard n’a pas sa place dans l’évolution : si la fréquence d’un trait héréditaire augmente au fil des générations, c’est qu’il améliore les chances de survie de l’espèce. L’homme moderne est le fruit de millions d’années d’évolution ; s’il continue à raconter des histoires, il en tire forcément un bénéfice.
— Lequel ?
— Pour faire simple, l’histoire est un simulateur de vie, semblable dans le principe au simulateur de vol sur lequel s’entraîne un pilote. Les anecdotes qui émaillent nos conversations, les livres que nous lisons, les films que nous voyons nous préparent aux situations que nous allons rencontrer, nous évitant de coûteuses erreurs et nous permettant de vivre plusieurs existences à la fois. Un adolescent a vécu par procuration des dizaines d’histoires d’amour avant de dire « I love you » pour la première fois. Un soldat recevant son ordre de déploiement sait à quoi s’attendre grâce à Full Metal Jacket ou Catch 22. Et tous les maris du monde connaissent les risques d’une aventure extraconjugale depuis qu’ils ont vu Liaison fatale…
— Vous citez essentiellement des livres et des films. Ne confondez-vous pas histoire et fiction ?
— C’est la même chose. Absolument et strictement la même chose.
Il but pour quelques dizaines de dollars de champagne et reprit :
— Notre cerveau est programmé pour connecter les faits sous forme d’histoire. Supposons que vous montiez dans un train. Le contrôleur est planté devant un passager, un jeune routard qui retourne ses poches. Vous n’y prêtez pas attention et rejoignez votre voiture. Le lendemain, alors qu’un ami mentionne le coût de la fraude dans les transports en commun, vous lui racontez l’épisode dont vous avez été témoin. J’emploie à dessein le terme d’« épisode » car votre esprit aura organisé, sans même que vous le lui ayez demandé, ces quelques faits en une histoire cohérente avec un début, un milieu et une fin : le contrôleur a demandé à voir le billet du jeune homme, qui n’en avait pas ; le contrôleur a par conséquent verbalisé le fautif, qui fouille ses poches pour réunir le montant de l’amende. Notez le nombre d’hypothèses implicites dans ce scénario : un homme habillé en contrôleur est automatiquement un contrôleur, de même qu’un routard est un candidat naturel à la fraude et que quiconque fouille dans ses poches cherche forcément de l’argent. Cette scène admet pourtant quantité d’autres explications : par exemple, le contrôleur a fini son service, il se lève pour aller au wagon-bar, son fils lui tend de quoi acheter un sandwich ; ou encore, le contrôleur a verbalisé une autre passagère, une vieille dame à qui on donnerait le bon Dieu sans confession, elle sort une grosse coupure pour s’acquitter de l’amende, le contrôleur se tourne vers le routard pour lui demander s’il a de la monnaie ; et caetera et caetera.
— J’aurai retenu le scénario le plus probable, voilà tout.
— C’est là que je veux en venir. À partir du moment où ce scénario, probable comme vous dites, s’imprime dans votre cerveau, il se transforme en certitude. Vous êtes persuadé d’avoir assisté à un contrôle de billet, que dis-je, vous avez assisté à un contrôle de billet. Une histoire est devenue un fait, la fiction réalité.
Vargas me laissa le temps de digérer ses paroles. J’avais conscience de vivre un moment extraordinairement important.
— Notez au passage que vous ne conserverez aucun autre souvenir de ce wagon. Vous avez traversé la voiture, un routard n’avait pas son billet : voici d’ici une semaine ou un mois tout ce que vous vous rappellerez. Sur le moment, pourtant, vous aviez enregistré quelques détails supplémentaires : le joli minois d’une passagère, des journaux débordant d’une poubelle… Ils s’effaceront presque aussitôt, chassés par d’autres faits tout aussi insignifiants. Vous les oublierez parce qu’ils ne font pas partie d’une histoire…
— Les histoires comme procédé mnémotechnique, en quelque sorte…
— Exactement ! Comme il est plus facile de se souvenir de la séquence 1-2-3-4-5 que 5-2-4-1-3, notre cerveau nous fournit l’illusion d’un ordre, en postulant une chronologie ou des liens de causalité qui souvent n’existent pas. Tenez…
Il s’interrompit pour accueillir Beverly qui poussait un lourd chariot.
— Où dois-je installer la table ? demanda-t-elle.
— Quelle question ! Dans le bureau ovale, répondit Vargas.
— Vous êtes certain ? demandai-je, intimidé contre toute raison par la symbolique du lieu.
— Mais oui ! Je le fais tout le temps. Vous avez besoin d’aide, mon chou ?
— Non, non, Ignacio, protesta-t-elle en dépliant la nappe. Installez-vous, je m’occupe de tout.
— Faites-moi plaisir Sliv, asseyez-vous dans le fauteuil du président.
— Vraiment ?
— Mais oui. De toute façon, il est bien moins confortable que l’original.
Moins d’une minute plus tard, je croquai dans un beignet au caviar et à la crème fraîche.
— N’est-ce pas divin ? s’extasia Vargas. J’en mangerais à la pelle. Aux Oscars, ils les avaient préparés un peu différemment, avec un zeste de…
— Votre temps est compté Ignacio, l’interrompis-je. Vous disiez combien il est difficile de faire la part entre fiction et réalité…
— Oui. Que sait-on de l’histoire du jazz par exemple ? En gros qu’il s’agit d’une musique d’origine afro-américaine, née de la confluence du gospel, du blues et des chansons que fredonnaient les esclaves dans les plantations. On souligne aussi parfois l’importance des lois Jim Crow qui durcirent la ségrégation raciale dans les années 1890 et incitèrent les musiciens noirs à se regrouper en orchestres. Vous comprenez que tout cela n’est qu’une vue de l’esprit, une façon de relier entre eux des faits indépendants ?
— Certes, mais cette vue de l’esprit, comme vous l’appelez, contient une part de vérité, non ? Les historiens…
— Les historiens, comme leur nom l’indique, racontent des histoires. Comprenez s’il vous plaît la différence entre le passé et l’histoire. Le passé, c’est ce qui est réellement survenu. Il est incontestable que les Noirs chantaient du gospel à la fin du XIXe siècle ou que le Parlement de Louisiane a passé certaine loi en 1892. Faire de ces événements les jalons de la naissance d’un mouvement que l’on appellera le jazz, c’est en revanche raconter une histoire. Tel professeur d’université de Harvard écrira la sienne, vous pourriez écrire la vôtre qui ne serait pas nécessairement plus bête.
— Sauf qu’il a un doctorat et que je n’en ai pas.
Vargas leva les yeux au ciel, comme si j’avais proféré une énorme bêtise. Pour se récompenser de son stoïcisme, il engloutit trois amuse-gueules avant de me répondre :
— Un diplôme, un employeur prestigieux et des centaines de citations de confrères dans des articles qui disent à peu près tous la même chose.
— Peut-être disent-ils la même chose parce que c’est la vérité ?
C’était une nouvelle bêtise, dont Vargas me punit en tirant l’assiette à lui.
— La vérité n’existe pas Sliv. Elle est constamment recréée. Vous connaissez l’adage « l’Histoire est écrite par les vainqueurs » ?
— Oui, tout de même, dis-je, vexé.
Son petit cours commençait à tourner à l’humiliation. Je ne l’aurais pourtant interrompu pour rien au monde.
— C’est une phrase d’une grande justesse. Imaginez à quoi ressembleraient nos manuels d’histoire si Hitler l’avait emporté. « L’un des grands bénéfices de la guerre aura été de débarrasser le monde des Juifs, une race nuisible qui tenait tous les leviers de la finance internationale. » Je vais plus loin : l’Histoire est écrite par quiconque tient la plume. L’Histoire est une histoire. C’est pour ça qu’elle change tout le temps, au point qu’étudier la Révolution française revient moins à reconstituer la façon dont les sans-culottes ont pris la Bastille qu’à comprendre quel regard les époques nous ayant précédés portaient sur ces événements.
Je me souvenais vaguement qu’un des cours de l’Académie traitait de ces questions. Je regrettais de ne pas en avoir saisi la portée sur le moment.
— Le monde est le lieu où s’affrontent les histoires, poursuivit Vargas. Elles sont partout : dans la religion, dans l’actualité, dans la science…
— Dans la science ?
— Bien sûr ! Pendant des siècles, la Terre était plate ; puis elle est devenue ronde ; puis elle s’est mise à tourner autour du Soleil. Chaque fois, les tenants de l’ancienne théorie traitaient la nouvelle de fumisterie.
— Justement, on parle de théories ici, plus d’histoires.
— C’est la même chose. Dans l’histoire de la Terre plate, le personnage principal s’appelle Dieu le Père ; dans celle de Copernic, c’est l’astronome avec son quadrant et ses abaques…
— Vous oubliez une différence : Copernic disait la vérité !
— Allons donc ! s’esclaffa Vargas. Ses travaux sont truffés d’erreurs rectifiées par Galilée et Newton, qui eux-mêmes en commirent d’autres. C’est la nature du processus scientifique qui veut ça. Tenez, à l’heure où je vous parle coexistent une centaine de théories sur le big bang. La plupart sont le fait d’illuminés mais dix ou douze émanent d’astrophysiciens distingués. Or une seule de ces théories – au maximum – est correcte, ce qui revient à dire que les autres sont des histoires, des histoires élaborées de bonne foi et non sans une certaine rigueur, mais des histoires malgré tout. Du reste, quand bien même l’une de ces théories serait « vraie », au sens où vous l’entendez, je continuerais personnellement à la considérer comme une fable.
— Allons Ignacio, la gravitation universelle n’est pas une fable !
— Bien sûr que si. Les objets sont attirés vers le centre de la Terre, c’est entendu. Mais là où Newton impute ce phénomène à une force qu’il appelle la gravité, j’en rends quant à moi responsable le dieu Gravitor, qui punit l’homme pour l’arrogance d’Icare en le clouant au sol.
— Vous n’êtes pas sérieux ?
— Ai-je l’air de plaisanter ? dit-il en se léchant les doigts pleins de crème fraîche. D’ailleurs, vous savez sans doute que la théorie de Newton, si elle rend fort bien compte du mouvement des planètes, est impuissante à prédire celui des particules infiniment petites. Elle est par conséquent fausse. Oh, je ne m’inquiète pas, elle sera améliorée. Chaque histoire chasse la précédente : l’Univers a 6 000 ans ; non, 20 000 ; non, 100 millions d’années ; non, 1 milliard ; non, 5 milliards…
— Vous admettrez tout de même qu’à la longue on se rapproche de la vérité, plaidai-je, soucieux de me découvrir au moins un terrain d’entente avec lui.
— Encore une fois, le terme « vérité » est mal choisi. Mais je vois ce que vous voulez dire. Je vous concède que la science est peut-être le seul domaine où l’on peut discerner un semblant de trajectoire. Dans tous les autres, c’est le chaos absolu ! L’amour courtois, le communisme, le pantalon patte d’ef’, les hormones de croissance : tout ça faisait des histoires formidables, jusqu’à ce qu’une autre histoire encore plus formidable les supplante dans le cœur du public…
Il s’arrêta subitement, comme frappé d’une terrible révélation.
— Mais je parle, je parle, et j’en oublie de manger. Goûtez-moi ce sandwich au saumon, Sliv, vous ne le regretterez pas.
Je mordis dans mon sandwich pour lui faire plaisir. J’en avais mangé des dizaines d’aussi savoureux dans ma vie.
— C’est un enchantement en effet, dis-je, voyant qu’il attendait ma réaction.
— Savez-vous d’où le saumon écossais tire ce goût inimitable ? Des puissants courants des lochs qui, en forçant les poissons à nager sans interruption, leur donnent cette chair ferme et texturée…
— C’est la vérité ? l’interrompis-je. Ou une histoire inventée par le syndicat des éleveurs de saumons écossais ?
Vargas éclata de rire.
— Touché ! C’est une histoire bien sûr, une histoire qui arrange tout le monde : les producteurs écossais qui vendent leur production à prix d’or et les imbéciles comme moi qui se sentent flattés d’être traités en gastronomes. Un jour, les Norvégiens inventeront un boniment encore meilleur et détrôneront les Écossais. Car ces histoires dont nous parlons obéissent elles aussi aux lois du darwinisme : seules les meilleures survivent, un jour, un an, des siècles pour les mieux troussées. En général, l’art est plus fort que la réalité, les mythes plus résilients que les fables, et les religions ont la peau plus dure que les idéaux politiques.

mercredi 15 avril 2015

Vernon Subutex - Virginie Despentes - *****

Vernon Subutex, est un quadra, plutôt bien conservé qui se retrouve à la rue après une expulsion. Ancien disquaire ayant fermé son magasin, Vernon a vécu de la vente de ses vinyles collector sur Ebay, puis de ses allocations, puis grâce à l'aide de son ami Alex, artiste ayant réussi, enfin si l'on peut dire...
Après les décès successifs de quelques amis et enfin d'Alex, Vernon se retrouve à chercher un hébergement parmi ses connaissances. Son périple nous fera entrer dans l'intimité de multiples personnages.
Véritable roman polyphonique où les personnages se croisent, où le portrait de chaque protagoniste est confronté à la vision que les autres ont de lui, ce livre est une réussite. Pas de pathos, mais des portraits crus, empreints d'une certaine déliquescence.
Si on sent la colère de Virginie Despentes, Vernon n'est pas un rebelle, il ne se révolte pas contre sa situation, il traverse avec mélancolie la vie des autres.
Roman sur la décrépitude du monde, sur la perte d'identité, avec l'empathie au centre, Schopenhauer n'est pas loin...
A lire... en attendant la suite (trilogie prévue)

Le début du roman :
Les fenêtres de l’immeuble d’en face sont déjà éclairées. Les silhouettes des femmes de ménage s’agitent dans le vaste open space de ce qui doit être une agence de communication. Elles commencent à six heures. D’habitude, Vernon se réveille un peu avant qu’elles arrivent. Il a envie d’un café serré, d’une cigarette à filtre jaune, il aimerait se griller une tranche de pain et déjeuner en parcourant les gros titres du Parisien sur son ordinateur.
Il n’a pas acheté de café depuis des semaines. Les cigarettes qu’il roule le matin en éventrant les mégots de la veille sont si fines que c’est comme tirer sur du papier. Il n’y a rien à manger dans ses placards. Mais il a conservé son abonnement à Internet. Le prélèvement se fait le jour où tombe l’allocation logement. Depuis quelques mois, elle est versée directement au propriétaire, mais c’est quand même passé, jusque-là. Pourvu que ça dure.
Son abonnement de téléphone portable a été suspendu, il ne se casse plus la tête à acheter des forfaits. Face à la débâcle, Vernon garde une ligne de conduite : il fait le mec qui ne remarque rien de particulier. Il a contemplé les choses s’affaisser au ralenti, puis l’effondrement s’est accéléré. Mais Vernon n’a cédé ni sur l’indifférence, ni sur l’élégance.
Il a d’abord été radié du RSA. Il a reçu par courrier une copie du rapport le concernant, rédigé par sa conseillère. Il s’entendait bien avec elle. Ils se sont rencontrés régulièrement pendant près de trois ans, dans le box étroit où elle faisait mourir des plantes vertes. La trentaine, pimpante, fausse rousse, dodue, grosse poitrine, madame Bodard parlait volontiers de ses deux garçons, qui lui donnaient des soucis, elle les emmenait régulièrement voir un pédiatre, dans l’espoir qu’il annonce une hyperactivité justifiant un traitement sédatif. Mais le médecin les trouvait en pleine forme et la renvoyait dans ses cordes. Madame Bodard lui avait raconté avoir vu AC/DC et Guns’N’Roses en concert, avec ses parents, quand elle était petite. Aujourd’hui, elle préférait Camille et Benjamin Biolay, et Vernon s’était gardé de tout commentaire désobligeant. Ils avaient longuement parlé de son cas : il avait été disquaire entre vingt et quarante-cinq ans. Dans son domaine, les offres d’emploi étaient plus rares que s’il avait travaillé dans l’extraction du charbon. Madame Bodard avait suggéré une reconversion. AFPA, GRETA, CFA, ils avaient consulté ensemble les stages qui lui étaient ouverts, et ils s’étaient quittés en bons termes, d’accord pour se retrouver et refaire le point. Trois ans plus tard, sa candidature pour préparer un BEP de services administratifs n’avait pas été retenue. De son côté, il estimait avoir fait ce qu’il avait à faire, il était devenu expert en dossiers et les préparait avec une belle efficacité. Il avait acquis à la longue la sensation que son job consistait à traîner sur Internet à la recherche de cases auxquelles son profil correspondrait, puis à envoyer des CV lui permettant d’obtenir en retour des preuves de refus. Qui voudrait former un quasi-quinquagénaire ? Il s’était bien dégoté un stage dans une salle de concert en banlieue, un autre dans une salle de cinéma art et essai – mais à part sortir un peu, se tenir au courant des problèmes de RER et rencontrer du monde, tout cela lui procurait avant tout une pénible impression de gâchis.
Dans la copie du rapport que madame Bodard avait rédigé pour justifier sa radiation elle mentionnait des choses qu’il avait évoquées avec elle sur le mode du bavardage, comme dépenser de petites sommes d’argent pour aller voir les Stooges au Mans ou perdre cent euros au poker. En parcourant son dossier, avant de s’en faire pour le RSA qu’on lui retirait, il s’était senti terriblement embarrassé pour elle. La conseillère devait avoir trente ans. Elle gagnait quoi – combien ça gagne, une meuf comme ça –, deux mille brut ? Grand maximum. Mais les gens de cette génération avaient été élevés au rythme de la Voix dans la Maison des secrets : un monde dans lequel le téléphone pouvait sonner à n’importe quel moment pour te donner l’ordre de virer la moitié de tes collègues. Éliminer son prochain est la règle d’or de jeux dont on les a gavés au biberon. Comment leur demander, aujourd’hui, de trouver ça morbide ?
Recevant sa radiation, Vernon s’était dit que ça allait peut-être le motiver pour trouver « quelque chose ». Comme si l’aggravation de sa précarité pouvait avoir une influence bénéfique sur sa capacité à sortir de l’impasse dans laquelle il s’était embourbé…
Il n’y a pas que pour lui que les choses s’étaient dégradées rapidement. Jusqu’au début des années 2000, un tas de gens se débrouillaient plutôt bien. On voyait encore des coursiers devenir label managers, des pigistes décrocher un poste de directeur de rubrique télé, même les branleurs finissaient chefs d’un rayon disques à la Fnac… En queue de peloton, les moins motivés pour la réussite se tiraient d’affaire entre un cachet d’intermittent sur un festival, un job de roadie sur une tournée, des affiches à coller dans les rues… Vernon était pourtant bien placé pour saisir l’importance du tsunami Napster, mais jamais il n’avait imaginé que le navire s’enfoncerait d’une seule pièce.
D’aucuns prétendaient que c’était karmique, l’industrie avait connu une telle embellie avec l’opération CD – revendre à tous les clients l’ensemble de leur discographie, sur un support qui revenait moins cher à fabriquer et se vendait le double en magasin… sans qu’aucun amateur de musique n’y trouve son compte, on n’avait jamais vu personne se plaindre du format vinyle. La faille, dans cette théorie du karma, c’est que ça se saurait, depuis le temps, si se comporter comme un enculé était sanctionné par l’Histoire.
Son magasin s’appelait Revolver. Vernon y était entré comme vendeur à vingt ans et avait repris la baraque à son compte quand le boss avait décidé de partir en Australie, où il était devenu restaurateur. Si on lui avait dit, dès la première année, qu’il passerait l’essentiel de sa vie dans cette boutique, il aurait répondu sûrement pas j’ai trop de choses à faire. C’est quand on devient vieux qu’on comprend que l’expression « putain ça passe vite » est celle qui résume le plus pertinemment l’esprit des opérations.
Il avait fallu fermer en 2006. Le plus compliqué avait été de trouver quelqu’un qui reprenne le bail, de faire une croix sur ses fantasmes de plus-value, mais sa première année de chômage, sans indemnité, puisqu’il était patron, s’était bien passée – un contrat pour écrire une dizaine d’entrées dans une encyclopédie sur le rock, quelques jours au black pour faire la billetterie sur un festival en banlieue, des chroniques de disques pour la presse spécialisée… et il s’était mis à vendre, sur Internet, tout ce qu’il avait récupéré du magasin. L’essentiel du fonds avait été liquidé, mais il restait quelques vinyles, coffrets et une importante collection d’affiches et de tee-shirts qu’il s’était refusé à brader avec le reste. Aux enchères sur eBay, il en avait tiré le triple de ce qu’il en attendait, le tout sans embrouille d’écriture comptable. Il suffisait d’être sérieux, d’aller à la Poste dans la semaine et de soigner l’emballage. La première année avait été euphorique. La vie se joue souvent en deux manches : dans un premier temps, elle t’endort en te faisant croire que tu gères, et sur la deuxième partie, quand elle te voit détendu et désarmé, elle repasse les plats et te défonce. 
Vernon avait juste eu le temps de retrouver le goût de la grasse matinée – pendant plus de vingt ans, qu’il vente ou qu’il ait la crève, il avait monté le putain de rideau de fer de sa boutique, coûte que coûte, six jours par semaine. Il avait confié les clefs du magasin à un collègue à trois occasions en vingt-cinq ans : une grippe intestinale, une pose d’implant dentaire et une sciatique. Il avait mis un an avant de réapprendre à rester au lit le matin pour bouquiner, s’il en avait envie. Son kif ultime était d’écouter la radio en cherchant du porno sur le Web. Il connaissait tout de la carrière de Sasha Grey, Bobbi Starr ou Nina Roberts. Il aimait aussi faire la sieste, lire une demi-heure et s’écrouler.

dimanche 12 avril 2015

H.P. Lovecraft - Michel Houellebecq - ***

 Miette:
La vie est douloureuse et décevante. Inutile, par conséquent, d'écrire de nouveaux romans réalistes. Sur la réalité en général, nous savons déjà à quoi nous en tenir ; et nous n’avons guère envie d'en apprendre d’avantage. L’humanité telle qu'elle est ne nous inspire plus qu'une curiosité mitigée. Toutes ces « notations » d’une si prodigieuse finesse, ces « situation », ces anecdotes... Tout cela en fait, le livre une fois refermé, ne fait que nous confirmer dans une légère sensation d'écœurement déjà suffisamment alimentée par n'importe quelle journée de « vie réelle ». [...] Quand on aime la vie, on ne lit pas. On ne va guère au cinéma non plus, d’ailleurs. Quoi qu’on en dise, l’accès à l’univers artistique est plus ou moins réservé à ceux qui en ont un peu marre.

jeudi 9 avril 2015

The City & The City - China Miéville - *****

Tout commence comme un polar. Le corps d'une jeune femme est découvert dans un terrain vague de Bezsel. Tyador Borlù, inspecteur à la Brigade des Crimes Extrêmes de Beszel est chargé de l'enquête. Si Borlù pense avoir affaire à un banal assassinat de prostituée, un appel l'informant de l'identité de la victime va orienter ses recherches vers Ul Qoma, la cité limitrophe.
Et là, on rentre dans le vif du sujet, car c'est bien la/les ville(s) qui sont au centre de ce roman. Nous sommes en présence de deux cités ennemies dont les territoires sont accolés, voire superposés. L'une en plein développement, l'autre qui s'étiole. Ceci n'est pas sans rappeler Berlin et le rideau de fer. Mais ici, point de mur mais une frontière tout de même, et très surveillée par une autorité indépendante et assez mystérieuse : "La Rupture". 
Dès leur plus jeune âge, les habitants sont entraînés à "éviser" (ne pas voir) l'autre ville dans les zones "tramées", c'est-à-dire partagées par les deux cités. Les tenues, les démarches, les objets étant différents de chaque côté, ils servent de repères pour savoir ce qu'il faut éviser sous peine d'une intervention immédiate et brutale de La Rupture.. 
Borlù devra, pour les besoins de son enquête, qui, étrangement, n'est pas prise en charge par La Rupture, passer dans Ul Qoma. Il découvrira que la jeune femme était une étudiante en histoire qui faisait de recherche sur une vieille légende urbaine : l'existence d'une troisième cité cachée: Orciny...

Le tramage des deux villes et l'évision sont les seuls éléments fantastiques du livres. L'enquête de Borlù ne servant qu'à nous faire découvrir l'absurdité de cette société. Si l'auteur ne prend pas parti, il n'en reste pas moins que la critique sociologique et politique est sous-jacente.

Un EXCELLENT livre à dévorer de toute urgence.

Une miette:
Il m’était arrivé d’apercevoir la Rupture un bref instant. Comme tout un chacun. Je l’avais déjà vue prendre les choses en main. La grande majorité des ruptures sont graves et immédiates. La Rupture intervient. Je n’avais pas l’habitude de demander des autorisations, ni d’invoquer, de façon aussi opaque. Fie-toi à la Rupture, entendons-nous dire en grandissant, évise et, même si tu les remarques en pleine action (alors que tu ne devrais pas), de là où tu te tiens dans Beszel, pas un mot sur les pickpockets ou les voleurs à l’arraché ulqomans, parce que rompre est une transgression pire que la leur.
À l’âge de quatorze ans, j’ai vu la Rupture pour la première fois. Pour la raison la plus banale de toutes : un accident de la circulation. Il y a trente ans, les véhicules roulant dans Ul Qoma étaient beaucoup moins imposants qu’aujourd’hui. Un conducteur avait perdu le contrôle de son petit fourgon ulqoman. Alors qu’il avançait sur une chaussée tramée, dans un secteur où un bon tiers des voitures était besz.
S’il avait braqué à droite, les chauffeurs besz auraient réagi de façon classique devant l’intrusion d’un obstacle étranger de la sorte : il s’agit là d’un des écueils inévitables qu’il y a à vivre dans une ville tramée. Quand un Ulqoman percute un Besz, chacun dans sa cité ; quand un chien ulqoman accourt pour humer un passant besz ; quand un carreau cassé à Ul Qoma laisse choir du verre au passage de piétons besz… Dans tous ces cas de figure, les Besz (ou les Ulqomans, dans la circonstance inverse), contournent la difficulté du mieux qu’ils peuvent sans montrer qu’ils l’ont vue. En allant jusqu’au contact physique si nécessaire, bien qu’il vaille mieux se débrouiller autrement. Cette insensation constitue le protocole indispensable pour se dépêtrer des protubs – le terme besz pour les excroissances que forme l’autre ville. Il existe aussi un mot en illitan, mais inconnu de moi. (Seules les ordures font exception, lorsqu’elles sont assez anciennes. Qu’elles gisent en travers d’une chaussée tramée ou qu’elles soient emportées par le vent vers une zone alter différente de celle où on les a jetées, elles commencent par former des protubs, puis, au bout d’un délai suffisant pour leur permettre de se déliter, pour que la saleté noircisse toute graphie besz ou illitane, ou que la lumière les efface, elles ne sont plus, une fois coagulées avec de nouveaux déchets, y compris ceux de l’autre ville, que des ordures fluctuantes, se jouant des frontières comme le brouillard, la pluie et la fumée.)
Le conducteur du fourgon que j’avais aperçu ne s’en était pas tiré. Le véhicule s’était arrêté en travers du trottoir dans un grincement de freins – j’ignore le nom de cette rue à Ul Qoma, c’était KunigStrász à Beszel –, pour percuter dans un choc mou le mur d’une boutique besz et le piéton occupé à y faire du lèche-vitrines. Ce dernier avait été tué sur le coup, le chauffeur ulqoman grièvement blessé. Les gens hurlaient dans chacune des deux villes. Je n’avais pas vu la collision de mes yeux, mais ma mère, si. Elle m’avait agrippé la main si fort que j’avais poussé un cri de douleur avant de remarquer le bruit.
Chez les gamins besz (et sans doute les Ulqomans), la petite enfance consiste en un apprentissage intensif d’indices. Nous comprenons très vite quel style d’habillement et quelle couleur relèvent du permissible, quelles sont les bonnes façons de marcher et de se tenir. Avant même notre huitième année, la plupart d’entre nous savent déjà éviter les ruptures embarrassantes, même si une certaine licence est bien sûr accordée aux gosses dès lors qu’ils sont dans la rue.
J’avais passé cet âge quand, en levant le nez, j’ai découvert le résultat sanguinolent de ce tête-à-queue rompant, et je me souviens m’être rappelé ces arcanes, et que c’étaient du blabla. En cet instant où ma mère et moi, ainsi que tout le monde alentour, ne pouvions éviter de voir l’épave ulqomane, toute cette soigneuse évision récemment acquise a fini aux orties.
En quelques secondes, la Rupture est apparue. Des formes, des silhouettes, certaines déjà sur place, peut-être, mais qui paraissaient malgré tout se matérialiser entre deux panaches de fumée de l’accident. Elles se déplaçaient trop vite pour qu’on les perçoive de façon nette – et avec une autorité, une vigueur si absolues qu’en quelques secondes elles avaient contrôlé et confiné le secteur concerné par l’intrusion. Des puissances qui étaient, qui semblaient, presque impossibles à distinguer. Aux bords du théâtre de la crise, les policiers besz, ainsi que leurs homologues ulqomans – que je ne parvenais toujours pas à éviter de voir – repoussaient les curieux vers leurs villes respectives, délimitaient le périmètre avec du ruban, exfermaient les gens, rendant hermétique une zone à l’intérieur de laquelle la Rupture, aux actes encore visibles même si l’enfant que j’étais redoutait d’y assister, organisait, cautérisait, restaurait.
Rares sont ces situations qui permettent d’entrevoir la Rupture dans de tels accomplissements. Des accidents, des catastrophes perforant les frontières… Le tremblement de terre de 1926… un grand incendie… (Un jour, il y en avait eu un brutopiquement près de mon appartement. On l’avait contenu à un immeuble, mais pas situé à Beszel, et que j’avais évisé. Si bien que j’avais regardé une retransmission acheminée depuis Ul Qoma, sur ma télé, alors que les flammes palpitantes rougeoyaient à la fenêtre de mon séjour). La mort d’un quidam ulqoman tombé sous une balle perdue besz lors d’un braquage. Difficile d’associer ces crises-là avec une telle bureaucratie.
J’ai déplacé mon poids d’un pied sur l’autre, balayé la pièce d’un œil vague. La Rupture doit répondre de ses actions devant les spécialistes qui l’invoquent, mais peu d’entre nous prennent cela pour une limitation.

mardi 7 avril 2015

Trois oboles pour Charon - Franck Ferric - ***

Dommage...
Ce titre aurait pu être une excellente nouvelle. Emballé par la promesse d'une revisite du mythe de Sisyphe, me voilà lancé dans la découverte de cet auteur inconnu. Et là, on se calme ! J'ai poursuivi la lecture uniquement en raison de quelques critiques élogieuses (J'ai quand même sauté quelques passages). Comme le dit Franck Ferric en détournant la formule sartrienne, "L'enfer, c'est la répétition". Et je confirme... c'est vrai. Sisyphe a lâché sa pierre mais est condamné à d'éternelles réincarnations parmi les humains et systématiquement lors des conflits les plus sanglants. Au point qu'il lui arrive d'avoir à peine le temps de reprendre conscience avant de se faire atomiser et de retourner faire sa petite visite à Charon qui, évidemment, lui refuse le passage.

Maintenant, il faut rendre justice à ce roman. J'ai commencé à accrocher au milieu du livre après avoir sauté quelques passages de récits de batailles. La fin est intéressante. Je ne vais rien dévoiler même si on imagine sans peine que pour confirmer l'absurdité de l'existence, il n'y a pas cinquante issues.
En bon pessimiste, je surveillerai tout de même les parutions de cet auteur.


Résumé :

Pour avoir offensé les dieux et refusé d'endurer sa simple vie de mortel, Sisyphe est condamné à perpétuellement subir ce qu'il a cherché à fuir : l'absurdité de l'existence et les vicissitudes de l'Humanité. Rendu amnésique par les mauvais tours de Charon – le Passeur des Enfers qui lui refuse le repos –, Sisyphe traverse les âges du monde, auquel il ne comprend rien, fuyant la guerre qui finit toujours par le rattraper, tandis que les dieux s'effacent du ciel et que le sens même de sa malédiction disparaît avec eux.
Dans une ambiance proche du premier Highlander de Russell Mulcahy, Trois oboles pour Charon nous fait traverser l'Histoire, des racines mythologiques de l'Europe jusqu'à la fin du monde, en compagnie du seul mortel qui ait jamais dupé les dieux.

lundi 6 avril 2015

Tristesse de la Terre - Eric Vuillard - *****

Tristesse de la terre est le récit de la naissance de l'industrie du spectacle à travers la vie de Buffalo Bill et de son fameux Wild West Show. Ce spectacle colossal sera vu par quelques 70 millions de spectateurs au cours de la vingtaine d'années de tournée à travers le monde.
Mais ce livre n'est pas simplement un récit historique. Eric Vuillard nous fait entrer dans l'intimité de ce William Cody qui n'aura de cesse de construire sa propre légende (il n'a participé à aucune des batailles/massacres pseudo-reconstituées) et de réinventer l'histoire des Etats-Unis, la glorification du cow-boy passant par l'escamotage du génocide indien.
Un excellent livre sur la facticité servi par une très belle plume.

Le début du roman:

LE SPECTACLE est l’origine du monde. Le tragique se tient là, immobile, dans une inactualité bizarre. Ainsi, à Chicago, lors de l’Exposition universelle de 1893 commémorant les quatre cents ans du voyage de Colomb, un stand de reliques, installé dans l’allée centrale, exposa le cadavre séché d’un nouveau-né indien. Il y eut vingt et un millions de visiteurs. On se promenait sur les balcons de bois de l’Idaho Building, on admirait les miracles de la technologie, comme cette colossale Vénus de Milo en chocolat à l’entrée du pavillon de l’agriculture, et puis on se payait un cornet de saucisses à dix cents. D’innombrables bâtiments avaient été construits, et cela ressemblait à une Saint-Pétersbourg de pacotille, avec ses arches, ses obélisques, son architecture de plâtre empruntée à toutes les époques et à tous les pays. Les photos en noir et blanc que nous en avons donnent l’illusion d’une ville extraordinaire, aux palais bordés de statues et de jets d’eau, aux bassins où descendent lentement des escaliers de pierre. Pourtant, tout est faux.
Mais le clou de l’Exposition universelle, son apothéose, ce qui devait attirer le plus de spectateurs, ce furent les représentations du Wild West Show. Tout le monde voulait le voir. Et Charles Bristol aussi – le propriétaire du stand de reliques indiennes qui exhibait le cadavre d’enfant – voulait tout laisser là pour y aller ! Pourtant, il le connaissait ce spectacle, puisqu’au tout début de sa carrière, il avait été manager et costumier pour le Wild West Show. Mais ce n’était plus pareil, c’était à présent une énorme entreprise. Il y avait deux représentations par jour, pour dix-huit mille places. Les chevaux galopaient sur un fond de gigantesques toiles peintes. Ce n’était plus cette vague succession de rodéos et de tireurs d’élite qu’il avait connue, mais une véritable mise en scène de l’Histoire. Ainsi, pendant que l’Exposition universelle célébrait la révolution industrielle, Buffalo Bill exaltait la conquête.