samedi 25 avril 2015

Les producteurs - Antoine Bello - **

Bof, bof...
Les deux premiers tomes (Les falsificateurs, les éclaireurs) m'avaient emballé mais celui est poussif, longuet. Rien de nouveau si ce n'est un dossier supplémentaire pour le CFR (Comité de Falsification du réel), une pseudo-intrigue (malette contenant des projets de falsification dérobée) et une petite pirouette à la fin.
Bref... sans conviction.

Quatrième de couverture:

Sliv Dartunghuver vient d'accéder aux instances dirigeantes du Consortium de Falsification du Réel, organisation secrète internationale qui s'efforce de maintenir une harmonie relative sur la planète en construisant de toutes pièces les légendes dont l'humanité a besoin. Or le CFR est dans la tourmente, menacé par la divulgation de documents internes et décrédibilisé par plusieurs échecs (dont la création d'Al-Qaida, pure fiction née des cerveaux des falsificateurs du CFR dans le but de faire comprendre au monde la menace de l'extrémisme islamiste). Avec l'aide de ses amis Youssef et Maga, et de la belle et redoutable Lena, Sliv se lance dans une série de mystifications toujours plus audacieuses, qui l'entraînent de Hollywood à Hong Kong, de Sydney à Veracruz, et jettent un jour nouveau sur l'élection d'Obama, l'épidémie de grippe H1N1 et la découverte d'une fascinante cité maya. La jubilation de l'auteur à échafauder des scénarios vertigineux transparaît à chaque page de ce récit à la fois divertissant et profond.


Miette:

Il se remplit une coupe de champagne à ras bord sans même songer à m’en proposer.
— Qu’est-ce qui distingue l’homme de l’animal ? Les uns vous diront la conscience, les autres le langage. Pour moi, ce sont les histoires. L’Homo sapiens en a de tout temps produit et consommé des quantités stupéfiantes, des habitants des grottes de Lascaux à nos contemporains qui s’abrutissent de séries télé. Or le hasard n’a pas sa place dans l’évolution : si la fréquence d’un trait héréditaire augmente au fil des générations, c’est qu’il améliore les chances de survie de l’espèce. L’homme moderne est le fruit de millions d’années d’évolution ; s’il continue à raconter des histoires, il en tire forcément un bénéfice.
— Lequel ?
— Pour faire simple, l’histoire est un simulateur de vie, semblable dans le principe au simulateur de vol sur lequel s’entraîne un pilote. Les anecdotes qui émaillent nos conversations, les livres que nous lisons, les films que nous voyons nous préparent aux situations que nous allons rencontrer, nous évitant de coûteuses erreurs et nous permettant de vivre plusieurs existences à la fois. Un adolescent a vécu par procuration des dizaines d’histoires d’amour avant de dire « I love you » pour la première fois. Un soldat recevant son ordre de déploiement sait à quoi s’attendre grâce à Full Metal Jacket ou Catch 22. Et tous les maris du monde connaissent les risques d’une aventure extraconjugale depuis qu’ils ont vu Liaison fatale…
— Vous citez essentiellement des livres et des films. Ne confondez-vous pas histoire et fiction ?
— C’est la même chose. Absolument et strictement la même chose.
Il but pour quelques dizaines de dollars de champagne et reprit :
— Notre cerveau est programmé pour connecter les faits sous forme d’histoire. Supposons que vous montiez dans un train. Le contrôleur est planté devant un passager, un jeune routard qui retourne ses poches. Vous n’y prêtez pas attention et rejoignez votre voiture. Le lendemain, alors qu’un ami mentionne le coût de la fraude dans les transports en commun, vous lui racontez l’épisode dont vous avez été témoin. J’emploie à dessein le terme d’« épisode » car votre esprit aura organisé, sans même que vous le lui ayez demandé, ces quelques faits en une histoire cohérente avec un début, un milieu et une fin : le contrôleur a demandé à voir le billet du jeune homme, qui n’en avait pas ; le contrôleur a par conséquent verbalisé le fautif, qui fouille ses poches pour réunir le montant de l’amende. Notez le nombre d’hypothèses implicites dans ce scénario : un homme habillé en contrôleur est automatiquement un contrôleur, de même qu’un routard est un candidat naturel à la fraude et que quiconque fouille dans ses poches cherche forcément de l’argent. Cette scène admet pourtant quantité d’autres explications : par exemple, le contrôleur a fini son service, il se lève pour aller au wagon-bar, son fils lui tend de quoi acheter un sandwich ; ou encore, le contrôleur a verbalisé une autre passagère, une vieille dame à qui on donnerait le bon Dieu sans confession, elle sort une grosse coupure pour s’acquitter de l’amende, le contrôleur se tourne vers le routard pour lui demander s’il a de la monnaie ; et caetera et caetera.
— J’aurai retenu le scénario le plus probable, voilà tout.
— C’est là que je veux en venir. À partir du moment où ce scénario, probable comme vous dites, s’imprime dans votre cerveau, il se transforme en certitude. Vous êtes persuadé d’avoir assisté à un contrôle de billet, que dis-je, vous avez assisté à un contrôle de billet. Une histoire est devenue un fait, la fiction réalité.
Vargas me laissa le temps de digérer ses paroles. J’avais conscience de vivre un moment extraordinairement important.
— Notez au passage que vous ne conserverez aucun autre souvenir de ce wagon. Vous avez traversé la voiture, un routard n’avait pas son billet : voici d’ici une semaine ou un mois tout ce que vous vous rappellerez. Sur le moment, pourtant, vous aviez enregistré quelques détails supplémentaires : le joli minois d’une passagère, des journaux débordant d’une poubelle… Ils s’effaceront presque aussitôt, chassés par d’autres faits tout aussi insignifiants. Vous les oublierez parce qu’ils ne font pas partie d’une histoire…
— Les histoires comme procédé mnémotechnique, en quelque sorte…
— Exactement ! Comme il est plus facile de se souvenir de la séquence 1-2-3-4-5 que 5-2-4-1-3, notre cerveau nous fournit l’illusion d’un ordre, en postulant une chronologie ou des liens de causalité qui souvent n’existent pas. Tenez…
Il s’interrompit pour accueillir Beverly qui poussait un lourd chariot.
— Où dois-je installer la table ? demanda-t-elle.
— Quelle question ! Dans le bureau ovale, répondit Vargas.
— Vous êtes certain ? demandai-je, intimidé contre toute raison par la symbolique du lieu.
— Mais oui ! Je le fais tout le temps. Vous avez besoin d’aide, mon chou ?
— Non, non, Ignacio, protesta-t-elle en dépliant la nappe. Installez-vous, je m’occupe de tout.
— Faites-moi plaisir Sliv, asseyez-vous dans le fauteuil du président.
— Vraiment ?
— Mais oui. De toute façon, il est bien moins confortable que l’original.
Moins d’une minute plus tard, je croquai dans un beignet au caviar et à la crème fraîche.
— N’est-ce pas divin ? s’extasia Vargas. J’en mangerais à la pelle. Aux Oscars, ils les avaient préparés un peu différemment, avec un zeste de…
— Votre temps est compté Ignacio, l’interrompis-je. Vous disiez combien il est difficile de faire la part entre fiction et réalité…
— Oui. Que sait-on de l’histoire du jazz par exemple ? En gros qu’il s’agit d’une musique d’origine afro-américaine, née de la confluence du gospel, du blues et des chansons que fredonnaient les esclaves dans les plantations. On souligne aussi parfois l’importance des lois Jim Crow qui durcirent la ségrégation raciale dans les années 1890 et incitèrent les musiciens noirs à se regrouper en orchestres. Vous comprenez que tout cela n’est qu’une vue de l’esprit, une façon de relier entre eux des faits indépendants ?
— Certes, mais cette vue de l’esprit, comme vous l’appelez, contient une part de vérité, non ? Les historiens…
— Les historiens, comme leur nom l’indique, racontent des histoires. Comprenez s’il vous plaît la différence entre le passé et l’histoire. Le passé, c’est ce qui est réellement survenu. Il est incontestable que les Noirs chantaient du gospel à la fin du XIXe siècle ou que le Parlement de Louisiane a passé certaine loi en 1892. Faire de ces événements les jalons de la naissance d’un mouvement que l’on appellera le jazz, c’est en revanche raconter une histoire. Tel professeur d’université de Harvard écrira la sienne, vous pourriez écrire la vôtre qui ne serait pas nécessairement plus bête.
— Sauf qu’il a un doctorat et que je n’en ai pas.
Vargas leva les yeux au ciel, comme si j’avais proféré une énorme bêtise. Pour se récompenser de son stoïcisme, il engloutit trois amuse-gueules avant de me répondre :
— Un diplôme, un employeur prestigieux et des centaines de citations de confrères dans des articles qui disent à peu près tous la même chose.
— Peut-être disent-ils la même chose parce que c’est la vérité ?
C’était une nouvelle bêtise, dont Vargas me punit en tirant l’assiette à lui.
— La vérité n’existe pas Sliv. Elle est constamment recréée. Vous connaissez l’adage « l’Histoire est écrite par les vainqueurs » ?
— Oui, tout de même, dis-je, vexé.
Son petit cours commençait à tourner à l’humiliation. Je ne l’aurais pourtant interrompu pour rien au monde.
— C’est une phrase d’une grande justesse. Imaginez à quoi ressembleraient nos manuels d’histoire si Hitler l’avait emporté. « L’un des grands bénéfices de la guerre aura été de débarrasser le monde des Juifs, une race nuisible qui tenait tous les leviers de la finance internationale. » Je vais plus loin : l’Histoire est écrite par quiconque tient la plume. L’Histoire est une histoire. C’est pour ça qu’elle change tout le temps, au point qu’étudier la Révolution française revient moins à reconstituer la façon dont les sans-culottes ont pris la Bastille qu’à comprendre quel regard les époques nous ayant précédés portaient sur ces événements.
Je me souvenais vaguement qu’un des cours de l’Académie traitait de ces questions. Je regrettais de ne pas en avoir saisi la portée sur le moment.
— Le monde est le lieu où s’affrontent les histoires, poursuivit Vargas. Elles sont partout : dans la religion, dans l’actualité, dans la science…
— Dans la science ?
— Bien sûr ! Pendant des siècles, la Terre était plate ; puis elle est devenue ronde ; puis elle s’est mise à tourner autour du Soleil. Chaque fois, les tenants de l’ancienne théorie traitaient la nouvelle de fumisterie.
— Justement, on parle de théories ici, plus d’histoires.
— C’est la même chose. Dans l’histoire de la Terre plate, le personnage principal s’appelle Dieu le Père ; dans celle de Copernic, c’est l’astronome avec son quadrant et ses abaques…
— Vous oubliez une différence : Copernic disait la vérité !
— Allons donc ! s’esclaffa Vargas. Ses travaux sont truffés d’erreurs rectifiées par Galilée et Newton, qui eux-mêmes en commirent d’autres. C’est la nature du processus scientifique qui veut ça. Tenez, à l’heure où je vous parle coexistent une centaine de théories sur le big bang. La plupart sont le fait d’illuminés mais dix ou douze émanent d’astrophysiciens distingués. Or une seule de ces théories – au maximum – est correcte, ce qui revient à dire que les autres sont des histoires, des histoires élaborées de bonne foi et non sans une certaine rigueur, mais des histoires malgré tout. Du reste, quand bien même l’une de ces théories serait « vraie », au sens où vous l’entendez, je continuerais personnellement à la considérer comme une fable.
— Allons Ignacio, la gravitation universelle n’est pas une fable !
— Bien sûr que si. Les objets sont attirés vers le centre de la Terre, c’est entendu. Mais là où Newton impute ce phénomène à une force qu’il appelle la gravité, j’en rends quant à moi responsable le dieu Gravitor, qui punit l’homme pour l’arrogance d’Icare en le clouant au sol.
— Vous n’êtes pas sérieux ?
— Ai-je l’air de plaisanter ? dit-il en se léchant les doigts pleins de crème fraîche. D’ailleurs, vous savez sans doute que la théorie de Newton, si elle rend fort bien compte du mouvement des planètes, est impuissante à prédire celui des particules infiniment petites. Elle est par conséquent fausse. Oh, je ne m’inquiète pas, elle sera améliorée. Chaque histoire chasse la précédente : l’Univers a 6 000 ans ; non, 20 000 ; non, 100 millions d’années ; non, 1 milliard ; non, 5 milliards…
— Vous admettrez tout de même qu’à la longue on se rapproche de la vérité, plaidai-je, soucieux de me découvrir au moins un terrain d’entente avec lui.
— Encore une fois, le terme « vérité » est mal choisi. Mais je vois ce que vous voulez dire. Je vous concède que la science est peut-être le seul domaine où l’on peut discerner un semblant de trajectoire. Dans tous les autres, c’est le chaos absolu ! L’amour courtois, le communisme, le pantalon patte d’ef’, les hormones de croissance : tout ça faisait des histoires formidables, jusqu’à ce qu’une autre histoire encore plus formidable les supplante dans le cœur du public…
Il s’arrêta subitement, comme frappé d’une terrible révélation.
— Mais je parle, je parle, et j’en oublie de manger. Goûtez-moi ce sandwich au saumon, Sliv, vous ne le regretterez pas.
Je mordis dans mon sandwich pour lui faire plaisir. J’en avais mangé des dizaines d’aussi savoureux dans ma vie.
— C’est un enchantement en effet, dis-je, voyant qu’il attendait ma réaction.
— Savez-vous d’où le saumon écossais tire ce goût inimitable ? Des puissants courants des lochs qui, en forçant les poissons à nager sans interruption, leur donnent cette chair ferme et texturée…
— C’est la vérité ? l’interrompis-je. Ou une histoire inventée par le syndicat des éleveurs de saumons écossais ?
Vargas éclata de rire.
— Touché ! C’est une histoire bien sûr, une histoire qui arrange tout le monde : les producteurs écossais qui vendent leur production à prix d’or et les imbéciles comme moi qui se sentent flattés d’être traités en gastronomes. Un jour, les Norvégiens inventeront un boniment encore meilleur et détrôneront les Écossais. Car ces histoires dont nous parlons obéissent elles aussi aux lois du darwinisme : seules les meilleures survivent, un jour, un an, des siècles pour les mieux troussées. En général, l’art est plus fort que la réalité, les mythes plus résilients que les fables, et les religions ont la peau plus dure que les idéaux politiques.

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