jeudi 9 avril 2015

The City & The City - China Miéville - *****

Tout commence comme un polar. Le corps d'une jeune femme est découvert dans un terrain vague de Bezsel. Tyador Borlù, inspecteur à la Brigade des Crimes Extrêmes de Beszel est chargé de l'enquête. Si Borlù pense avoir affaire à un banal assassinat de prostituée, un appel l'informant de l'identité de la victime va orienter ses recherches vers Ul Qoma, la cité limitrophe.
Et là, on rentre dans le vif du sujet, car c'est bien la/les ville(s) qui sont au centre de ce roman. Nous sommes en présence de deux cités ennemies dont les territoires sont accolés, voire superposés. L'une en plein développement, l'autre qui s'étiole. Ceci n'est pas sans rappeler Berlin et le rideau de fer. Mais ici, point de mur mais une frontière tout de même, et très surveillée par une autorité indépendante et assez mystérieuse : "La Rupture". 
Dès leur plus jeune âge, les habitants sont entraînés à "éviser" (ne pas voir) l'autre ville dans les zones "tramées", c'est-à-dire partagées par les deux cités. Les tenues, les démarches, les objets étant différents de chaque côté, ils servent de repères pour savoir ce qu'il faut éviser sous peine d'une intervention immédiate et brutale de La Rupture.. 
Borlù devra, pour les besoins de son enquête, qui, étrangement, n'est pas prise en charge par La Rupture, passer dans Ul Qoma. Il découvrira que la jeune femme était une étudiante en histoire qui faisait de recherche sur une vieille légende urbaine : l'existence d'une troisième cité cachée: Orciny...

Le tramage des deux villes et l'évision sont les seuls éléments fantastiques du livres. L'enquête de Borlù ne servant qu'à nous faire découvrir l'absurdité de cette société. Si l'auteur ne prend pas parti, il n'en reste pas moins que la critique sociologique et politique est sous-jacente.

Un EXCELLENT livre à dévorer de toute urgence.

Une miette:
Il m’était arrivé d’apercevoir la Rupture un bref instant. Comme tout un chacun. Je l’avais déjà vue prendre les choses en main. La grande majorité des ruptures sont graves et immédiates. La Rupture intervient. Je n’avais pas l’habitude de demander des autorisations, ni d’invoquer, de façon aussi opaque. Fie-toi à la Rupture, entendons-nous dire en grandissant, évise et, même si tu les remarques en pleine action (alors que tu ne devrais pas), de là où tu te tiens dans Beszel, pas un mot sur les pickpockets ou les voleurs à l’arraché ulqomans, parce que rompre est une transgression pire que la leur.
À l’âge de quatorze ans, j’ai vu la Rupture pour la première fois. Pour la raison la plus banale de toutes : un accident de la circulation. Il y a trente ans, les véhicules roulant dans Ul Qoma étaient beaucoup moins imposants qu’aujourd’hui. Un conducteur avait perdu le contrôle de son petit fourgon ulqoman. Alors qu’il avançait sur une chaussée tramée, dans un secteur où un bon tiers des voitures était besz.
S’il avait braqué à droite, les chauffeurs besz auraient réagi de façon classique devant l’intrusion d’un obstacle étranger de la sorte : il s’agit là d’un des écueils inévitables qu’il y a à vivre dans une ville tramée. Quand un Ulqoman percute un Besz, chacun dans sa cité ; quand un chien ulqoman accourt pour humer un passant besz ; quand un carreau cassé à Ul Qoma laisse choir du verre au passage de piétons besz… Dans tous ces cas de figure, les Besz (ou les Ulqomans, dans la circonstance inverse), contournent la difficulté du mieux qu’ils peuvent sans montrer qu’ils l’ont vue. En allant jusqu’au contact physique si nécessaire, bien qu’il vaille mieux se débrouiller autrement. Cette insensation constitue le protocole indispensable pour se dépêtrer des protubs – le terme besz pour les excroissances que forme l’autre ville. Il existe aussi un mot en illitan, mais inconnu de moi. (Seules les ordures font exception, lorsqu’elles sont assez anciennes. Qu’elles gisent en travers d’une chaussée tramée ou qu’elles soient emportées par le vent vers une zone alter différente de celle où on les a jetées, elles commencent par former des protubs, puis, au bout d’un délai suffisant pour leur permettre de se déliter, pour que la saleté noircisse toute graphie besz ou illitane, ou que la lumière les efface, elles ne sont plus, une fois coagulées avec de nouveaux déchets, y compris ceux de l’autre ville, que des ordures fluctuantes, se jouant des frontières comme le brouillard, la pluie et la fumée.)
Le conducteur du fourgon que j’avais aperçu ne s’en était pas tiré. Le véhicule s’était arrêté en travers du trottoir dans un grincement de freins – j’ignore le nom de cette rue à Ul Qoma, c’était KunigStrász à Beszel –, pour percuter dans un choc mou le mur d’une boutique besz et le piéton occupé à y faire du lèche-vitrines. Ce dernier avait été tué sur le coup, le chauffeur ulqoman grièvement blessé. Les gens hurlaient dans chacune des deux villes. Je n’avais pas vu la collision de mes yeux, mais ma mère, si. Elle m’avait agrippé la main si fort que j’avais poussé un cri de douleur avant de remarquer le bruit.
Chez les gamins besz (et sans doute les Ulqomans), la petite enfance consiste en un apprentissage intensif d’indices. Nous comprenons très vite quel style d’habillement et quelle couleur relèvent du permissible, quelles sont les bonnes façons de marcher et de se tenir. Avant même notre huitième année, la plupart d’entre nous savent déjà éviter les ruptures embarrassantes, même si une certaine licence est bien sûr accordée aux gosses dès lors qu’ils sont dans la rue.
J’avais passé cet âge quand, en levant le nez, j’ai découvert le résultat sanguinolent de ce tête-à-queue rompant, et je me souviens m’être rappelé ces arcanes, et que c’étaient du blabla. En cet instant où ma mère et moi, ainsi que tout le monde alentour, ne pouvions éviter de voir l’épave ulqomane, toute cette soigneuse évision récemment acquise a fini aux orties.
En quelques secondes, la Rupture est apparue. Des formes, des silhouettes, certaines déjà sur place, peut-être, mais qui paraissaient malgré tout se matérialiser entre deux panaches de fumée de l’accident. Elles se déplaçaient trop vite pour qu’on les perçoive de façon nette – et avec une autorité, une vigueur si absolues qu’en quelques secondes elles avaient contrôlé et confiné le secteur concerné par l’intrusion. Des puissances qui étaient, qui semblaient, presque impossibles à distinguer. Aux bords du théâtre de la crise, les policiers besz, ainsi que leurs homologues ulqomans – que je ne parvenais toujours pas à éviter de voir – repoussaient les curieux vers leurs villes respectives, délimitaient le périmètre avec du ruban, exfermaient les gens, rendant hermétique une zone à l’intérieur de laquelle la Rupture, aux actes encore visibles même si l’enfant que j’étais redoutait d’y assister, organisait, cautérisait, restaurait.
Rares sont ces situations qui permettent d’entrevoir la Rupture dans de tels accomplissements. Des accidents, des catastrophes perforant les frontières… Le tremblement de terre de 1926… un grand incendie… (Un jour, il y en avait eu un brutopiquement près de mon appartement. On l’avait contenu à un immeuble, mais pas situé à Beszel, et que j’avais évisé. Si bien que j’avais regardé une retransmission acheminée depuis Ul Qoma, sur ma télé, alors que les flammes palpitantes rougeoyaient à la fenêtre de mon séjour). La mort d’un quidam ulqoman tombé sous une balle perdue besz lors d’un braquage. Difficile d’associer ces crises-là avec une telle bureaucratie.
J’ai déplacé mon poids d’un pied sur l’autre, balayé la pièce d’un œil vague. La Rupture doit répondre de ses actions devant les spécialistes qui l’invoquent, mais peu d’entre nous prennent cela pour une limitation.

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