mercredi 15 avril 2015

Vernon Subutex - Virginie Despentes - *****

Vernon Subutex, est un quadra, plutôt bien conservé qui se retrouve à la rue après une expulsion. Ancien disquaire ayant fermé son magasin, Vernon a vécu de la vente de ses vinyles collector sur Ebay, puis de ses allocations, puis grâce à l'aide de son ami Alex, artiste ayant réussi, enfin si l'on peut dire...
Après les décès successifs de quelques amis et enfin d'Alex, Vernon se retrouve à chercher un hébergement parmi ses connaissances. Son périple nous fera entrer dans l'intimité de multiples personnages.
Véritable roman polyphonique où les personnages se croisent, où le portrait de chaque protagoniste est confronté à la vision que les autres ont de lui, ce livre est une réussite. Pas de pathos, mais des portraits crus, empreints d'une certaine déliquescence.
Si on sent la colère de Virginie Despentes, Vernon n'est pas un rebelle, il ne se révolte pas contre sa situation, il traverse avec mélancolie la vie des autres.
Roman sur la décrépitude du monde, sur la perte d'identité, avec l'empathie au centre, Schopenhauer n'est pas loin...
A lire... en attendant la suite (trilogie prévue)

Le début du roman :
Les fenêtres de l’immeuble d’en face sont déjà éclairées. Les silhouettes des femmes de ménage s’agitent dans le vaste open space de ce qui doit être une agence de communication. Elles commencent à six heures. D’habitude, Vernon se réveille un peu avant qu’elles arrivent. Il a envie d’un café serré, d’une cigarette à filtre jaune, il aimerait se griller une tranche de pain et déjeuner en parcourant les gros titres du Parisien sur son ordinateur.
Il n’a pas acheté de café depuis des semaines. Les cigarettes qu’il roule le matin en éventrant les mégots de la veille sont si fines que c’est comme tirer sur du papier. Il n’y a rien à manger dans ses placards. Mais il a conservé son abonnement à Internet. Le prélèvement se fait le jour où tombe l’allocation logement. Depuis quelques mois, elle est versée directement au propriétaire, mais c’est quand même passé, jusque-là. Pourvu que ça dure.
Son abonnement de téléphone portable a été suspendu, il ne se casse plus la tête à acheter des forfaits. Face à la débâcle, Vernon garde une ligne de conduite : il fait le mec qui ne remarque rien de particulier. Il a contemplé les choses s’affaisser au ralenti, puis l’effondrement s’est accéléré. Mais Vernon n’a cédé ni sur l’indifférence, ni sur l’élégance.
Il a d’abord été radié du RSA. Il a reçu par courrier une copie du rapport le concernant, rédigé par sa conseillère. Il s’entendait bien avec elle. Ils se sont rencontrés régulièrement pendant près de trois ans, dans le box étroit où elle faisait mourir des plantes vertes. La trentaine, pimpante, fausse rousse, dodue, grosse poitrine, madame Bodard parlait volontiers de ses deux garçons, qui lui donnaient des soucis, elle les emmenait régulièrement voir un pédiatre, dans l’espoir qu’il annonce une hyperactivité justifiant un traitement sédatif. Mais le médecin les trouvait en pleine forme et la renvoyait dans ses cordes. Madame Bodard lui avait raconté avoir vu AC/DC et Guns’N’Roses en concert, avec ses parents, quand elle était petite. Aujourd’hui, elle préférait Camille et Benjamin Biolay, et Vernon s’était gardé de tout commentaire désobligeant. Ils avaient longuement parlé de son cas : il avait été disquaire entre vingt et quarante-cinq ans. Dans son domaine, les offres d’emploi étaient plus rares que s’il avait travaillé dans l’extraction du charbon. Madame Bodard avait suggéré une reconversion. AFPA, GRETA, CFA, ils avaient consulté ensemble les stages qui lui étaient ouverts, et ils s’étaient quittés en bons termes, d’accord pour se retrouver et refaire le point. Trois ans plus tard, sa candidature pour préparer un BEP de services administratifs n’avait pas été retenue. De son côté, il estimait avoir fait ce qu’il avait à faire, il était devenu expert en dossiers et les préparait avec une belle efficacité. Il avait acquis à la longue la sensation que son job consistait à traîner sur Internet à la recherche de cases auxquelles son profil correspondrait, puis à envoyer des CV lui permettant d’obtenir en retour des preuves de refus. Qui voudrait former un quasi-quinquagénaire ? Il s’était bien dégoté un stage dans une salle de concert en banlieue, un autre dans une salle de cinéma art et essai – mais à part sortir un peu, se tenir au courant des problèmes de RER et rencontrer du monde, tout cela lui procurait avant tout une pénible impression de gâchis.
Dans la copie du rapport que madame Bodard avait rédigé pour justifier sa radiation elle mentionnait des choses qu’il avait évoquées avec elle sur le mode du bavardage, comme dépenser de petites sommes d’argent pour aller voir les Stooges au Mans ou perdre cent euros au poker. En parcourant son dossier, avant de s’en faire pour le RSA qu’on lui retirait, il s’était senti terriblement embarrassé pour elle. La conseillère devait avoir trente ans. Elle gagnait quoi – combien ça gagne, une meuf comme ça –, deux mille brut ? Grand maximum. Mais les gens de cette génération avaient été élevés au rythme de la Voix dans la Maison des secrets : un monde dans lequel le téléphone pouvait sonner à n’importe quel moment pour te donner l’ordre de virer la moitié de tes collègues. Éliminer son prochain est la règle d’or de jeux dont on les a gavés au biberon. Comment leur demander, aujourd’hui, de trouver ça morbide ?
Recevant sa radiation, Vernon s’était dit que ça allait peut-être le motiver pour trouver « quelque chose ». Comme si l’aggravation de sa précarité pouvait avoir une influence bénéfique sur sa capacité à sortir de l’impasse dans laquelle il s’était embourbé…
Il n’y a pas que pour lui que les choses s’étaient dégradées rapidement. Jusqu’au début des années 2000, un tas de gens se débrouillaient plutôt bien. On voyait encore des coursiers devenir label managers, des pigistes décrocher un poste de directeur de rubrique télé, même les branleurs finissaient chefs d’un rayon disques à la Fnac… En queue de peloton, les moins motivés pour la réussite se tiraient d’affaire entre un cachet d’intermittent sur un festival, un job de roadie sur une tournée, des affiches à coller dans les rues… Vernon était pourtant bien placé pour saisir l’importance du tsunami Napster, mais jamais il n’avait imaginé que le navire s’enfoncerait d’une seule pièce.
D’aucuns prétendaient que c’était karmique, l’industrie avait connu une telle embellie avec l’opération CD – revendre à tous les clients l’ensemble de leur discographie, sur un support qui revenait moins cher à fabriquer et se vendait le double en magasin… sans qu’aucun amateur de musique n’y trouve son compte, on n’avait jamais vu personne se plaindre du format vinyle. La faille, dans cette théorie du karma, c’est que ça se saurait, depuis le temps, si se comporter comme un enculé était sanctionné par l’Histoire.
Son magasin s’appelait Revolver. Vernon y était entré comme vendeur à vingt ans et avait repris la baraque à son compte quand le boss avait décidé de partir en Australie, où il était devenu restaurateur. Si on lui avait dit, dès la première année, qu’il passerait l’essentiel de sa vie dans cette boutique, il aurait répondu sûrement pas j’ai trop de choses à faire. C’est quand on devient vieux qu’on comprend que l’expression « putain ça passe vite » est celle qui résume le plus pertinemment l’esprit des opérations.
Il avait fallu fermer en 2006. Le plus compliqué avait été de trouver quelqu’un qui reprenne le bail, de faire une croix sur ses fantasmes de plus-value, mais sa première année de chômage, sans indemnité, puisqu’il était patron, s’était bien passée – un contrat pour écrire une dizaine d’entrées dans une encyclopédie sur le rock, quelques jours au black pour faire la billetterie sur un festival en banlieue, des chroniques de disques pour la presse spécialisée… et il s’était mis à vendre, sur Internet, tout ce qu’il avait récupéré du magasin. L’essentiel du fonds avait été liquidé, mais il restait quelques vinyles, coffrets et une importante collection d’affiches et de tee-shirts qu’il s’était refusé à brader avec le reste. Aux enchères sur eBay, il en avait tiré le triple de ce qu’il en attendait, le tout sans embrouille d’écriture comptable. Il suffisait d’être sérieux, d’aller à la Poste dans la semaine et de soigner l’emballage. La première année avait été euphorique. La vie se joue souvent en deux manches : dans un premier temps, elle t’endort en te faisant croire que tu gères, et sur la deuxième partie, quand elle te voit détendu et désarmé, elle repasse les plats et te défonce. 
Vernon avait juste eu le temps de retrouver le goût de la grasse matinée – pendant plus de vingt ans, qu’il vente ou qu’il ait la crève, il avait monté le putain de rideau de fer de sa boutique, coûte que coûte, six jours par semaine. Il avait confié les clefs du magasin à un collègue à trois occasions en vingt-cinq ans : une grippe intestinale, une pose d’implant dentaire et une sciatique. Il avait mis un an avant de réapprendre à rester au lit le matin pour bouquiner, s’il en avait envie. Son kif ultime était d’écouter la radio en cherchant du porno sur le Web. Il connaissait tout de la carrière de Sasha Grey, Bobbi Starr ou Nina Roberts. Il aimait aussi faire la sieste, lire une demi-heure et s’écrouler.

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