vendredi 1 mai 2015

Chien du Heaume - Justine Niogret - **

Allez, une petite récréation... sans plus...
Grand prix de l'imaginaire, Prix Imaginales.



Quatrième:

On l'appelle Chien du Heaume parce qu'elle n'a plus ni nom ni passé, juste une hache ornée de serpents à qui elle a confié sa vie. La quête de ses origines la mène sur les terres brumeuses du chevalier Sanglier, qui règne sans partage sur le castel de Broc. Elle y rencontre Regehir, le forgeron à la gueule barrée d'une croix, Iynge, le jeune guerrier à la voix douce, mais aussi des ennemis à la langue fourbe ou à l'épée traîtresse. Comme la Salamandre, cauchemar des hommes de guerre... On l'appelle Chien du Heaume parce qu'à chaque bataille, c'est elle qu'on siffle. Dans l'univers âpre et sans merci du haut Moyen Age, loin de l'image idéalisée que l'on se fait de ces temps cruels, une femme se bat pour retrouver ce qu'elle a de plus cher, son passé et son identité...


Miettes

Alors, la mercenaire comprit pourquoi ce seul souvenir de ciel blanc lui remontait au ventre dans l’obscurité d’un soir d’été, pourquoi il était venu à elle. Il voulait lui rappeler les baleines.
Elles s’échouaient parfois, immobiles sur la grève de galets, et leur grand souffle mourrait dans les brouillards. Les gens du village s’en approchaient, coupaient l’animal et en faisaient des réserves de graisse et de viande, de quoi donner un goût plus doux et plus tiède à l’hiver, de quoi faire reculer mieux les glaces et la noirceur. Le village vivait des mois sur sa baleine morte.
Mais Chien du heaume, une fois, rien qu’une, blottie dans la lande au-dessus de la falaise, avait aperçu les baleines vivantes, avait vu leur dos rouler sous les vagues. Elle les avait regardées partir vers ce qu’elle ne connaissait pas. Du haut de sa falaise, le nez dans les herbes, elle avait suivi des yeux les bêtes libres de l’entrave du sable et des galets. Ceux du village connaissaient peut-être l’intime de leur chair et la tiédeur de leur sang, ils savaient le bruit de leur viande sous leurs couteaux, mais l’enfant, elle, avait entrevu leur nage, leur vol dans un ciel si lourd qu’il en était tombé, si lourd qu’il s’était fait océan.
Alors la tête de Chien se fit plus pesante encore de ce souvenir, comme si quelque chose des baleines y était resté, comme si elles y nageaient toujours. Elle eut la soudaine envie de plonger dans leur sillage comme une feuille tombée dans l’eau, et n’avoir plus que des songes dolents de coquillage. Car c’était cette falaise qui se rappellerait du nom de Chien, la seule et l’unique, tout autant que, désormais, la mercenaire se souviendrait de cette lande seule, de l’odeur de ses herbes et du cri de ses oiseaux. Mais si cette terre était celle de son enfance, le monde était tant et si plein de grèves, de galets et d’oiseaux moqueurs que le souvenir ne servait à rien ; seulement à lui brûler encore les entrailles de ce nom qui ne savait se prononcer.

***

Je vais te faire comprendre qu’un nom n’est pas rien, et qu’un pauvre mot peut tout changer. Je sais que je n’ai pas ton excellence de parole ; j’ai rencontré beaucoup de mauvais conteurs, et toute bouche n’est pas bec de rossignol, je ne l’ignore pas. Chien du heaume, on m’appelle, puisqu’il le faut bien, et peut-être que ma gueule ne sait qu’aboyer. Mais tu écouteras tout de même. Je ne sais pas les mots doux modelés sur une langue de miel… Moi, je ne sais que la voix du fer, de la tempête et des cris des hommes. C’est mon père qui me les a apprises, et voilà tout ce que je sais dire.
» Tu jurais qu’un nom n’était rien ? Alors Tristesse je te nomme aujourd’hui, car tu n’as su que blesser les oreilles de ceux qui t’ont écouté. Dis tes adieux, Tristesse, et dis-les vite ; car je vois que tu n’aimes guère ton nouveau nom, alors en voilà un autre encore, et prononcé par une langue de fer qui parlera plus durement que la tienne ne l’a jamais su faire. Je gage que celui-ci te déplaira encore plus. Cadavre, voici qui tu es, et voilà ton baptême.
Et là-dessus, Chien du heaume le tira par les cheveux, lui coucha la face sur la table et lui décolla la tête d’un coup de hache.

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