mercredi 20 mai 2015

Même pas mort - Jean-Philippe Jaworski - ****

En immersion chez les Celtes...
De la bonne littérature de Fantasy

Quatrième :
Je m’appelle Bellovèse, fils de Sacrovèse, fils de Belinos. Pendant la Guerre des Sangliers, mon oncle Ambigat a tué mon père. Entre beaux-frères, ce sont des choses qui arrivent. Surtout quand il s’agit de rois de tribus rivales… Ma mère, mon frère et moi, nous avons été exilés au fond du royaume biturige. Parce que nous étions de son sang, parce qu’il n’est guère glorieux de tuer des enfants, Ambigat nous a épargnés.

Là-dessus, le temps a suivi son cours. Nous avons grandi. Alors mon oncle s’est souvenu de nous. Il a voulu régler ce vieux problème : mon frère et moi, il nous a envoyés guerroyer contre les Ambrones. Il misait sur notre témérité et notre inexpérience, ainsi que sur la vaillance des Ambrones. Il avait raison : dès le début des combats, nous nous sommes jetés au milieu du péril. Comme prévu, je suis tombé dans un fourré de lances. Mais il est arrivé un accident. Je ne suis pas mort.

Miette:

Dans le jour finissant, sur un isthme de sable et de galets fraîchement lavés, j’avance vers l’île des Vieilles. Je marche seul, pour la première fois depuis des mois, des années, sinon depuis ma naissance.
Le péril, je l’ai déjà affronté, à plusieurs reprises. Mais c’est une chose de voir la mort rôder en tenant la main de ta mère, en se serrant les coudes dans une bande de guerriers, en t’accrochant au compagnon impuissant qui te regarde perdre ton souffle et ton sang. C’en est une tout autre d’avancer seul à la surface du monde, dans le grondement de l’océan et les railleries du vent. Avec moi, il n’y a même plus le halètement d’un chien, le souffle d’un cheval. Je n’ai plus que le chahut des oiseaux et le trottinement des crabes, sur un sol mouvant où s’étalent des fragments de ciel. Sans doute Albios a-t-il eu raison de dissuader Sumarios de m’accompagner ; car en me libérant ainsi de la bienveillance du guerrier, il a rompu la dernière amarre, et me voici prêt à partir à la dérive, si près du bord du monde. Malgré mon manteau court et mes vêtements alourdis d’eau, malgré le poids familier du torque et de l’épée, malgré les deux lances que je porte sur l’épaule, je me sens terriblement nu. Parce que privé de compagnie, mon corps gagne en densité et mes yeux se dessillent sur l’immensité qui m’entoure, sur la fragilité de mon existence. La terre vers laquelle je foule l’estran pourrait être vide, j’aurais déjà mûri, sur une distance de deux cents pas. Mais l’île dont j’aborde les premières pentes est loin d’être déserte.
Au premier regard, elle paraît pourtant désolée, et pauvre. Au-delà de la plage, la côte n’est qu’un talus herbeux, où le vent fait courir une houle verte. Je l’escalade en quelques pas, et me voici sur une lande rase, creusée de criques et d’anses, cernée par l’océan. L’île s’élonge, étroite et méandreuse, comme ces ornements fluides que les bronziers entortillent sur des bracelets. La mer s’interpose partout où porte le regard, mais le ruban d’herbes et de bruyères baguenaude très loin au milieu des flots, s’étrécit comme un chemin posé sur les vagues. Il n’y a âme qui vive sur cette terre ; personne pour m’accueillir ou pour me menacer. Un peu plus loin, j’avise une faible butte qui essuie les embruns. Je me dirige vers elle.

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