samedi 2 mai 2015

L'empire du bien - Philippe Muray - *****


Quatrième:

L'empire du bien triomphe: il est urgent de le saboter.

Miettes:

L’Empire du Bien reprend sans trop les changer pas mal de traits de l’ancienne utopie, la bureaucratie, la délation, l’adoration de la jeunesse à en avoir la chair de poule, l’immatérialisation de toute pensée, l’effacement de l’esprit critique, le dressage obscène des masses, l’anéantissement de l’Histoire sous ses réactualisations forcées, l’appel kitsch au sentiment contre la raison, la haine du passé, l’uniformisation des modes de vie. Tout est allé vite, très vite.

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Des bénédictions pleuvent de partout. Les dieux sont tombés sur la Terre. Toutes les causes sont entendues, il n’existe plus d’alternatives présentables à la démocratie, au couple, aux droits de l’homme, à la famille, à la tendresse, à la communication, aux prélèvements obligatoires, à la patrie, à la solidarité, à la paix. Les dernières visions du monde ont été décrochées des murs. Le doute est devenu une maladie. Les incrédules préfèrent se taire. L’ironie se fait toute petite. La négativité se recroqueville. La mort elle-même n’en mène pas large, elle sait qu’elle n’en a plus pour longtemps sous l’impitoyable soleil de l’Espérance de Vie triomphante.

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Le public est là, il attend, il espère des coups, des cris, il voudrait des événements. L’ennui guette, envahit tout, les dépressions se multiplient, la qualité du spectacle baisse, le taux de suicides grimpe en flèche, l’hygiène niaise dégouline partout, c’est l’Invasion des Mièvreries, c’est le grand Gala du Show du Cœur.

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Penser « juste » est une sorte de science. Penser « juste », c’est penser bien, mais avec assez de virulence apparente pour que l’auditeur ou le lecteur ait l’impression que vous pensez seul, et surtout très périlleusement, contre de terribles ennemis, avec un courage inégalable.

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La litanie des bons sentiments, le catéchisme par lequel n’importe qui est désormais tenu de se présenter, remplace en fin de compte, et très avantageusement, la prière, si tant est que celle-ci, comme le soutenait Nietzsche, n’a été inventée par les grands fondateurs de religions que pour avoir la paix ; pour que les gens, pendant ce temps-là au moins, ne les emmerdent pas trop. Dressage, discipline. Occupation des mains, de l’esprit, des yeux… Amener les fidèles à répéter les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu ou à reprendre en chœur, devant l’écran, le chapelet des droits de l’homme, voilà d’excellentes mesures éducatives, bien adaptées à des moments précis, et différents, de l’histoire humaine ; et destinées à rendre tout le monde à peu près supportable, au moins quelque temps.

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« Quand nous serons devenus moraux tout à fait au sens où nos civilisations l’entendent et le désirent et bientôt l’exigeront, écrivait Céline en 1933, je crois que nous finirons par éclater tout à fait aussi de méchanceté. On ne nous aura laissé pour nous distraire que l’instinct de destruction. »

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L’enfer contemporain est pavé de bonnes dévotions qu’il serait si agréable de piétiner. C’est un crime contre l’esprit, c’est une désertion gravissime de ne pas essayer, jour après jour, d’étriller quelques crapuleries. Les gens ne croient plus, dit-on, que ce qu’ils ont vu à la télé ? Ça tombe bien, la littérature a toujours été là, en principe du moins, pour démolir ce que tout le monde croit. S’il en existait encore une, s’il y avait encore des écrivains, au lieu d’« auteurs », au lieu de « livres », on pourrait peut-être se divertir.

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Le Bien a toujours réponse à tout : à la fin les menteurs sont punis, le Paradis descend en plein désert, les maris infidèles perdent en même temps leur femme, leur maîtresse et leur boulot, c’est bien fait, ça leur apprendra. On s’était trompés sur toute la ligne : le Mal était soluble dans le sirop.

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