vendredi 1 mai 2015

Le principe - Jérôme Ferrari - *****


Magnifique...


Miettes:


Vous parliez à votre mère de la musique lointaine des choses essentielles, vous vous plaigniez que votre vie ressemblât à un chemin poussiéreux, tracé dans la laideur d’une contrée aride et, sans votre travail, votre immense solitude eût été absolue. Mais elle ne l’était pas. Il vous fallait participer à des débats gigantesques, inépuisables, qui vous permettaient d’échapper à la fois à votre mélancolie et à tout ce qui vous dégoûtait dans la vie publique, que vous ne preniez pas au sérieux parce qu’il vous était impossible de croire que les forces de la bêtise fussent infiniment supérieures à celles de la raison. Si vous étiez naïf, c’était peut-être de rêver que le monde de la politique devrait en fin de compte obéir aux mêmes règles aristocratiques que le monde de la science dans lequel les luttes les plus acharnées n’admettaient pas d’autres armes que les arguments et constituaient encore des témoignages de respect et d’amitié. Vous pensiez qu’une cause qui n’est défendue que par la violence, le mensonge et la calomnie fait ainsi l’aveu de sa propre faiblesse, et vous aviez raison – mais vous n’imaginiez pas le pouvoir de la faiblesse, de l’humiliation, du ressentiment et des peurs abjectes. Quelque chose de raffiné et de pourri viciait l’air que vous respiriez mais vous ne le sentiez pas ; vous conversiez fraternellement avec des hommes de toutes nationalités qui se faisaient de ce qui est essentiel la même idée que vous, vous passiez d’un pays à l’autre, d’une université à l’autre, en Italie, en Angleterre, aux États-Unis, comme si la vaste Athènes contemporaine dans laquelle vous viviez avait effacé les frontières, vous bondissiez joyeusement sur le pilier d’angle d’une terrasse, au Japon, et Dirac, terrorisé à l’idée que vous alliez basculer dans le vide d’un instant à l’autre, vous regardait vous y tenir debout, en équilibre, les mains nonchalamment enfoncées dans les poches de votre pantalon, impassible et joyeux, devant le grand ciel clair.

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Quant à lui, il lui était indifférent de mourir.
Vous avez essayé de lui parler, la guerre finirait, le monde serait encore là, un monde différent, ce ne serait sans doute pas un monde meilleur mais il aurait besoin que des hommes de bonne volonté survivent pour faire au moins en sorte qu’il ne devienne pas pire que celui-ci, c’était une tâche utile, nécessaire, certaines choses méritaient d’être sauvées du néant, il secouait tristement la tête, vous aviez beau insister, il ne vous croyait plus, toutes les paroles d’espoir lui semblaient répandre une puanteur insupportable, celle du mensonge et de l’illusion, et il souffrait terriblement, car les effets du poison de la vérité sont d’abord douloureux, on songe avec nostalgie à la douceur perdue des rêves d’avenir qu’on ne fera plus jamais, aux délices du mensonge et de l’illusion dont on ne supporte plus la puanteur après s’être si longuement enivré de leur parfum délicat, aux promesses d’amour auxquelles on ne peut plus croire, mais, quelques mois plus tard, quand le poison a desséché jusqu’à la racine de la vie, il n’y a plus de nostalgie, plus de souffrance, seulement l’incomparable quiétude du désespoir, et Hans Euler vous écrivait depuis la Grèce pour vous parler seulement du ciel bleu, de la mer vineuse et du goût des oranges.

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Tout doit être transfiguré par le mensonge.
Nous ne sommes pas le maître de Delphes, qui ne dit ni ne cache rien. Notre parole est seulement humaine. Elle ne peut que révéler imparfaitement le monde ou l’enfouir sous le mensonge – et elle atteint alors sa perfection.

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Rien ne peut sauver de la solitude l’homme qui ne rencontre plus que lui-même. C’est ainsi. Ce monde qui nous prolonge et nous reflète est plus terrifiant, plus étranger, plus hostile que ne le fut jamais la nature sauvage et moi, je n’y peux rien.

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