vendredi 1 mai 2015

Goethe se mheurt - Thomas Bernhard - ***


Miettes

J’ai écrit ce qu’il y a de plus grand, cela ne fait aucun doute, mais c’est aussi de cette façon que j’ai tétanisé la littérature allemande pour quelques siècles. J’aurai été, mon cher, avait dit Goethe à Riemer, le tétaniseur de la littérature allemande. Ils sont tous tombés dans le piège de mon Faust.

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Car tous les matins, nous sommes obligés de nous rappeler que nous sommes le fruit de la terrible démesure de nos parents, qui nous ont engendrés dans une véritable mégalomanie procréatrice, nous jetant dans ce monde toujours plus atroce et répugnant que réjouissant et utile. Nous devons notre désarroi à nos géniteurs, notre impuissance, toutes les difficultés auxquelles, jusqu’à la fin de nos jours, nous sommes incapables de faire face. D’abord on avait dit : ne bois pas cette eau, elle est empoisonnée, ensuite on avait dit : ne lis pas ce livre, il est empoisonné. Si tu bois de cette eau, tu en périras, disaient-ils, puis : si tu lis ce livre, tu en périras. Ils t’emmenaient dans des forêts, t’entreposaient dans d’obscures chambres d’enfant afin de te perturber, ils t’ont présenté à des personnes que tu as tout de suite reconnues comme tes annihilateurs. Ils t’ont montré des paysages qui ont été mortels pour toi. Ils t’ont jeté dans des écoles comme dans des cachots, ils ont fini par t’arracher ton âme pour la laisser dépérir dans leur bourbier, leur désolation. Ainsi très tôt ils ont fait perdre à ton cœur la cadence qui lui était propre, jusqu’à le rendre, irréversiblement comme disent les médecins, malade, parce qu’ils n’ont jamais voulu lui accorder un moment de répit, à ce cœur qui est le tien.
Ils t’ont vêtu d’habits verts lorsque tu voulais en mettre des rouges, d’habits d’été lorsqu’il aurait fallu ceux d’hiver, quand tu voulais marcher, ils t’obligeaient à courir, quand tu voulais courir, ils t’obligeaient à marcher, quand tu voulais la paix, ils ne te l’ont pas laissée, quand tu voulais crier, ils t’ont bâillonné. Tu les as toujours observés, aussi loin que tu puisses te souvenir, tu as perçu et étudié leur duplicité et tu leur as toujours répété qu’ils étaient condamnés, ce dont ils ne voulaient pas prendre conscience, même s’ils savaient pertinemment qu’ils étaient condamnés, pendant tout ce temps où je les ai observés, jusqu’à aujourd’hui. Qu’ils étaient, quoi qu’ils en disent, des êtres sans gêne, sans scrupule, extrêmement dangereux. Ils m’accusaient alors, en quelque sorte, de dire la vérité. Mais si je leur disais de temps en temps qu’ils étaient beaux, intelligents, ce qui était aussi la vérité, ils m’accusaient de mentir. De sorte que, tout au long de ma vie, ils m’ont tantôt reproché de dire la vérité, tantôt de mentir, et très souvent de dire la vérité et de mentir, m’accusant au fond, depuis que je suis né, de dire la vérité et le mensonge, tout comme moi, depuis que je suis né, les accuse de dire le mensonge et la vérité.
Je peux dire ce que je veux, ils me reprochent soit la vérité soit le mensonge, et souvent ils ne savent plus très bien eux-mêmes s’ils sont en train de m’accuser de la vérité ou du mensonge, tout comme moi-même souvent je ne sais plus si je suis en train de les accuser du mensonge ou de la vérité, parce que dans mon mécanisme accusatoire, qui entre-temps a dégénéré en véritable maladie accusatoire, je ne peux plus distinguer s’il s’agit de vérité ou de mensonge, pas plus qu’eux ne peuvent les distinguer chez moi. Si autrefois j’avais une peur mortelle en prenant un carré de sucre dans le sucrier de la salle à manger, j’ai aujourd’hui une peur mortelle de prendre un livre dans la bibliothèque, et une peur plus fatale encore si de surcroît il s’agit d’un livre philosophique, comme hier soir. J’ai toujours aimé Montaigne comme personne. Toujours je me suis réfugié auprès de mon Montaigne lorsque j’éprouvais cette peur mortelle. J’ai laissé Montaigne me guider et me conduire, me mener et me séduire. Montaigne a toujours été mon sauveur et mon secours. Quand bien même j’ai fini par me défier des autres, de ma pléthorique famille philosophique, qu’en réalité je devrais plutôt qualifier de pléthorique famille philosophique française, qui n’a jamais compté que quelques cousins et cousines venus d’Allemagne ou d’Italie, rapidement disparus qui plus est, Montaigne est toujours resté pour moi une sorte de refuge.
Je n’ai jamais eu ni père ni mère, mais j’ai toujours eu mon Montaigne. Mes géniteurs, que je ne saurais qualifier de père et de mère, m’ont rejeté dès l’origine, et j’ai tôt fait de tirer les conséquences de ce rejet, me réfugiant tout droit dans les bras de mon Montaigne, voilà la vérité. Montaigne, me suis-je toujours dit, est à la tête d’une famille philosophique extraordinairement prolifique, mais jamais je n’ai aimé les membres de cette famille philosophique autant que son chef, mon cher Montaigne.

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