samedi 2 avril 2016

On ne meurt pas de chagrin - Frédéric Schiffter - *****

Présentation :

« Le début de ma vie au Sénégal, jusqu’à mes sept ans environ, s’est passé dans une relative insouciance. La réalité alentour sur laquelle, toi, mon père, tu régnais, constituait ce que l’on appelle un monde. Chaque moment du jour et chaque période de l’année obéissait à un emploi du temps cosmique : l’école, les repas, les déplacements, les devoirs, les heures de jeu avec les voisins de mon âge, les week-ends à la plage de N’Gor ou de Popenguine, les grandes vacances en France, le mois d’octobre de scolarité à Biarritz, puis le retour à Dakar chaque début de novembre. Mon enfance tournait sans à-coups, assez heureuse. Le bonheur suppose de ne pas penser et je ne pensais pas. Si tout avait continué ainsi, je n’aurais jamais pensé.

En fait, je n’étais pas né.
Chaque humain passe par deux naissances. La première, biologique. La seconde, biographique. Ma biographie commence par ta mort, dix ans après ma venue au monde. »

Miettes :

Le temps passant, je méprisais toujours plus les milieux où le préjugé commande à l’intelligence, où l’ignorance en remontre à la culture, où le carriérisme étouffe le dilettantisme.

***

Les parents qui sortent gaiement de leur portefeuille une photographie de leur progéniture encore emmaillotée et sur le point de marcher exhibent une anomalie de la nature. Dans cette chair potelée s’incarne l’horreur historique passée et à venir. Dans ces yeux ronds étonnés ou rieurs percent les aspirations d’un primate mégalomane déterminé à échapper au sort commun des espèces. Pareille monstruosité précoce et en devenir chez l’enfant en bas âge saute aux yeux quand ses parents vous infligent de petites vidéos tournées au moyen de leur téléphone portable. Aveuglés par leur amour, ces derniers ignorent qu’ils vous livrent là un document anthropologique angoissant. Car, à l’évidence, ce minuscule bipède qui leur ressemble, gazouillant, entreprenant de découvrir le monde à quatre pattes et touchant à tout, s’acharne à détruire en lui la grâce de l’innocence animale. Ses gestes, ses mouvements, ses mimiques, ses pleurs, ses rires, expriment une volonté de puissance et un désir de nuisance. Son babil annonce une foi dans les mots, trahit sa vocation au bavardage, laisse entendre de futurs prêches, prophéties, spéculations, imprécations, slogans, logorrhées, radotages.

***

Les systèmes philosophiques n’ont pas vocation à nous orienter dans la pénombre qui nous englobe et à donner un sens à la tragi-comédie que nous y jouons, mais à forcer notre jugeote avant que la trappe ne s’ouvre sous nos pieds. Faute de me consoler, les philosophes, de par leurs désaccords et, même, leurs inimitiés, m’ont permis de me réjouir du renoncement à tout comprendre de la vie et de douter des discours rassurants qu’on tient sur elle, ce qui, en aucun cas, n’a fait de moi un sage mais un amateur d’incertitudes.

***

Cette lassitude chronique que je ressens depuis toujours comme une fatigue d’être né et qui a déterminé mon être au monde n’est pas la paresse, mais la flemme. Je connais des paresseux mais leur mollesse n’a rien de pathologique. C’est une tendance commune à tous les mammifères mais à laquelle, chez l’humain, la perspective de l’enrichissement, du pouvoir, de la renommée, met fin. L’intérêt guérit de la paresse. En revanche, la flemme, du moins le cas qui m’affecte, demeure sans remède. Elle m’interdit ce genre d’opportunisme prôné par les sages anciens qui recommandaient aux candidats à la réussite d’être attentifs au bon moment qui se présente afin de le saisir et d’en tirer profit. Parce que tout me fait peine, je ne remplis que le premier point de cette doctrine. Je vois bien quand une aubaine s’offre à moi, mais je la laisse filer – tel un surfeur qui, au lieu de ramer avec énergie sur la vague qui lui donnerait tant de plaisir à glisser, la cède à un autre surfeur qu’il regarde s’éloigner vers le rivage debout et triomphant sur sa planche.

***

Quand j’avais dix-sept ans, ma génération avait encore en mémoire Gatsby, Roquentin, Meursault, Lolita. Le personnage est mort – d’où le succès actuel de l’autofiction, récit minuscule où l’auteur a pris sa place.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire