mercredi 11 février 2015

La tentation nihiliste - Roland Jaccard - *****

Quatrième de couverture:

La lecture de L'exil intérieur m'a donné envie de me replonger dans les oeuvre de RJ. Des retrouvailles délicieuses.

Quatrième:
Philosophie radicale que celle du nihilisme : elle refuse de composer. Elle rêve d’une euthanasie planétaire. Mais elle en rêve avec malice, comme si elle voulait encore mesurer l’étendue du désastre. Et il lui arrive parfois, face à ses rêveries apocalyptiques, d’éclater d’un rire homérique : il serait trop beau, pour nous autres, cloportes en délire, d’en finir. Non, le spectacle doit se poursuivre avec les mêmes acteurs amnésiques mimant la même comédie du bonheur, récitant les mêmes inepties devant la même salle assoupie. Quand le dégoût nous saisit, la tentation nihiliste n’est plus très loin.




Miettes :

Et la joie de mettre au monde des enfants ? Laissons Thomas Bernhard répondre : « Les gens se trompent quand ils croient qu’ils mettent au monde des enfants. Ils accouchent d’un aubergiste ou d’un criminel de guerre suant, affreux, avec du ventre, c’est celui-là qu’ils font naître, pas des enfants. Alors les gens disent qu’ils vont avoir un petit poupon, mais en réalité ils ont un octogénaire qui pisse de l’eau partout, qui pue et qui est aveugle et qui boite et que la goutte empêche de bouger, c’est celui-là qu’ils mettent au monde. Mais celui-là, ils ne le voient pas, afin que la nature puisse se perpétuer et que le même merdier se poursuive à l’infini. »

-oOo-



Et si nous sommes encore tentés d’opposer à l’inéluctable notre incrédulité, écoutons ce riche commerçant oriental raconter comment il envoya son serviteur acheter les provisions de la journée avant de le voir revenir, pâle comme un linceul : « Maître, s’écria l’homme, j’ai croisé l’Ange de la Mort au marché et il m’a lancé un regard qui m’a terrifié. Oh, Maître, prête-moi un cheval afin que je fuie à Samarcande ! »
Le commerçant céda aux suppliques de son serviteur, lui prêta un cheval et se rendit lui-même au marché. Il y rencontra l’Ange de la Mort. « Pourquoi, lui demanda-t-il, as-tu effrayé mon serviteur ? Il m’a raconté que tu lui as lancé un regard qui l’a glacé de terreur. – J’en suis désolé, lui répondit l’Ange de la Mort. Il est vrai que je l’ai observé avec curiosité, mais c’était dans ma surprise de le voir là, car j’ai rendez-vous avec lui ce soir à Samarcande. »

-oOo-

Révélateur est notre comportement face à l’image que nous renvoie notre miroir ; attendris et confiants, nous pouvons lui sourire comme à un vieux complice ; circonspects et craintifs, la redouter ; moqueurs, la tourner en dérision ; mais jamais lui être indifférents, car elle reflète le rapport que nous entretenons avec nous-mêmes.
Se regarder dans la glace, c’est accepter une confrontation, parfois intolérable, avec ce que le temps et nos émotions y ont gravé ; c’est souvent se heurter à un inconnu qui soumet notre narcissisme à de douloureuses épreuves. C’est se souvenir que, passé un certain âge, nous sommes les sculpteurs de notre propre visage. Nous y lisons nos lâchetés, notre cupidité, nos effrois, nos vices, et, à l’instar de Dorian Gray, nous lacérerions volontiers cet impitoyable portrait de nos faiblesses. Mais nous n’en faisons rien, et nous traitons de fêlés ceux qui, devant le miroir ébréché de leur intimité avec eux-mêmes, se livrent à une comédie pathétique.

-oOo-

Et si la bonne voie était celle du nihilisme véritable ? Non seulement le refus de toute transcendance, la négation de Satan aussi bien que de Dieu, mais aussi, mais surtout, l’ironie, le doute, l’impossibilité de s’arrêter à une conception du monde, la mobilité incessante des interprétations, la persuasion intime et tranquille que l’existence n’a pas de sens, qu’elle est foncièrement inutile et inintelligible, et que pour nous autres, rescapés éphémères, finir ici ou plus loin est également dérisoire…
Comme l’écrivait Virginia Woolf : « Il faut que je m’oblige à regarder en face cette vérité tangible qu’il n’y a rien… rien pour personne. Travailler, lire, écrire, ne sont que des faux-semblants, ainsi que les relations avec les gens. Oui, même avoir des enfants n’arrangerait rien. »

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