samedi 28 février 2015

Dictionnaire chic de philosophie - Frédéric Schiffter - ****

Présentation:
De A comme Aliénation ou Amour jusqu’à W comme Woody (Allen) , dont il apprécie l’art et la pensée, en passant par D comme Devoir de mémoire ou N comme Nihilisme, Frédéric Schiffter revisite les figures imposées de la philosophie, qu’il confronte à sa Weltanschauung dandy, mêlant entrées classiques ou buissonnières.
On y trouvera tout aussi bien des réflexions parfois polémiques sur l’existentialisme, Guy Debord ou Michel Onfray, que des concepts plus inattendus et chers à l’auteur, tels que le « blabla », le « gnangnan », le « cafard » ou l’« anarchisme franchouillard ». Un portrait de Schopenhauer voisine avec une citation de Cioran et l’évocation des jeunes femmes en bikini.
Dans la lignée de Philosophie sentimentale (prix Décembre 2010) et du Charme des penseurs tristes, Frédéric Schiffter, écrivain tout autant que philosophe, partage ses passions et ses lecture dans ce dictionnaire stylé, tout à la fois pensif et jouissif, qui a tout du gai savoir.

Quelques miettes:


ANANTHROPE : Terme que j’ai inventé pour moi. Formé à partir du grec anthropos, qui désigne l’humain, et du préfixe an, qui exprime une négation. De même qu’il ne croit pas en Dieu, l’ananthrope est un homme qui ne croit pas en l’homme – au contraire de bon nombre d’athées.

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L’anarchiste sentimental ne se syndique pas, ne lance pas de bombes, ne sabote rien. Il se contente d’observer le manège social des humains, le regard à la fois amusé et triste.

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« Le feu prit un jour dans les coulisses d’un théâtre. Le bouffon vint en avertir le public. On crut qu’il plaisantait et on l'applaudit. Il insista et les applaudissements redoublèrent. C’est ainsi, je pense, que le monde périra dans l’allégresse générale des gens spirituels persuadés qu’il s’agit d’une plaisanterie. »

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Dans quel roman de Kundera trouve-t-on le néologisme « papaïsé » ? L’héroïne, une belle trentenaire, sûre de son pouvoir de séduction, se rend compte que les hommes ne la regardent plus dans la rue. Elle s’en alarme, croyant qu’elle devient laide. Or, elle comprend que telle n’est pas la raison. En réalité, un changement, pour ne pas dire un cataclysme, s’est produit insensiblement dans la société. Les hommes qu’elle croise sur les trottoirs ne se baladent plus les mains dans les poches et le regard à l'affût, mais poussent des landaus ou portent sur leur ventre, dans des sacs kangourous, un mioche tout en donnant la main à un autre. Et, bien sûr, comme cette marmaille plus ou moins agitée mobilise leur attention, ils ne peuvent plus apprécier le galbe d’un mollet ou d’un fessier féminin et leurs yeux sont vidés de cette bonne vieille concupiscence, qui était souvent lourde, mais, au fond, plutôt flatteuse. Le mâle ainsi « papaïsé » est l’homme publiquement domestiqué, mais qui s’imagine compenser le déficit narcissique causé par sa situation sociale. Chômeur ou employé méprisé dans sa vie ordinaire, il se rabat sur la paternité, rôle dont personne, croit-il, ne contestera la grandeur. « J’aime mes enfants et je le montre en les trimbalant partout, c’est dire comme je suis un homme bien, capable de renverser les vieilles valeurs du machisme. » Ajoutons à cela son obéissance à l’ordre de « partager dans le couple » les tâches de pouponnage, et voilà comment la papaïsation, ou la bonnefemmisation, devient un atour de modernité plaqué sur une servitude.

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« Comment des gens comme nous, qui fuient comme la peste les positions officielles, peuvent-ils avoir leur place dans un “parti” ? Que nous importe un "parti" à nous qui crachons sur la popularité, à nous qui commençons à ne plus savoir où nous en sommes dès que nous nous mettons à devenir populaires ? Que nous importe un parti, c'est-à-dire une bande d’ânes qui ne jurent que par nous parce qu'ils nous considèrent comme leurs égaux ? »

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Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ? A ces questions que Kant présentait comme étant celles, éternelles, de la philosophie, Montaigne répondit deux siècles plus tôt : Rien. Sa lucidité s’accommodait des ténèbres que les Lumières ne sont jamais parvenues à dissiper.

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Quand on me cherche des noises et que je ne riposte pas, je m’en veux pour ma faiblesse. Même chose quand je riposte.

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Les dieux nous font souvent des blagues de ce genre. Ils chatouillent notre mémoire. Ils prennent plaisir à nous voir nostalgiques, spectateurs désarmés des images de notre passé qui ternit au fil des années. C’est pourquoi ils ont soufflé aux mortels l’invention de la photographie et du cinéma – afin que les chatouilles soient des déchirements.

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Le « gnangnan » qualifie une forme d’altruisme dont le ressort est l’indignation mêlée de sensiblerie contre une forme de tragique frappant les foules humaines et rebaptisée le « Mal » (terrorisme, catastrophe naturelle, guerre civile, épidémie…). Donnant lieu à bien des « blabla » moraux, politiques, religieux, médiatiques, le gnangnan permet aux individus tournés en temps ordinaire vers l’hédonisme égoïste et consumériste de se sentir bons, justes et indispensables – du côté du bien.

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On voit par ces exemples ce qu’est un intellectuel : un va-de-la-gueule assuré d’être du côté du Vrai, du Bien, du Juste, et qui ne rate jamais une occasion de s’autoentarter en ramenant sa science et sa morale – à rebours du penseur ou de l’écrivain qui se range à l’avis de Ludwig Wittgenstein selon quoi « ce dont on ne peut parler, il faut le taire ». 

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Enfin, quand, dans une assemblée de philosophes affairés à défendre la grandeur humaine, je ne résiste jamais au plaisir de lancer cet aphorisme de Cioran : « L’homme est un gorille qui a mal tourné. » L’histoire ? L’épopée sanglante de nos gesticulations.

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L'otium, vanté notamment par les cyrénaïques, Sénèque, Montaigne, Nietzsche, est le temps à soi mis à profit pour l’étude, la réflexion, mais aussi pour les plaisirs de l’amour, de l’amitié, de la lecture, de l’écriture. Il se situe hors du tumulte du negotium, c’est-à-dire des affaires et des occupations serviles. S’il s’oppose au travail, l'otium, « le » loisir, n’a rien à voir avec « les » loisirs. Les loisirs sont la continuité du negotium : qu’il s’agisse du football, ou autres sports médiatisés, des voyages organisés, les fêtes de ceci ou de cela, toutes ces agitations sont si intenses et si planifiées que les gens s’abrutissent. On peut appliquer aux loisirs ce que Nietzsche disait du travail, à savoir qu’ils sont « la meilleure des polices » et entretiennent la vulgarité et le grégarisme.


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